Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
24 février 2017

V

A l’intérieur du cabinet, Emilie retrouva tout le mobilier qu’elle avait connu dans lorsqu’elle consultait la psychologue chaque semaine. Le fauteuil tapissé de tissus aux couleurs chaudes dans lequel Mme Hoffmann s’installait, le divan sur lequel elle-même s’était à maintes reprises assise ou étendue, crispée, confessée, confiée, livrée, masquée, démasquée, remasquée … Tout était disposé à peu de chose près à l’identique que dans le cabinet qu’elle avait connu. L’odeur aussi lui était familière. Une odeur où l’on reconnaissait celle de la cire d’abeille, du bois, du cuir et puis ce parfum : celui de Mme Hoffmann. Un parfum épicé et  profond où elle croyait reconnaitre une touche de patchouli.

C’était comme visiter à nouveau une vieille salle de classe que l’on avait eu l’habitude de fréquenter tous les jours ; un lieu devenu familier qu’on avait ensuite quitté pour ne plus jamais y remettre les pieds. S’y trouver à nouveau éveillait chez Emilie tout un tas d’émotions qui se bousculaient pour remonter à la surface comme les bulles du champagne dans une bouteille tout juste ouverte.

Elle ressentit l’envie de s’asseoir sur le divan et de vider son sac, comme autrefois. La porte se referma derrière elle et elle pivota pour faire face à la psychologue.

Ses cheveux étaient plus longs, remarqua-t-elle, et plus foncés que quatre années auparavant. Ses yeux, eux, étaient toujours les mêmes. Légèrement en amande, d’un brun aux reflets dorés comme le miel et pourtant sombres, très expressifs. Les quatre années passées depuis leur dernière rencontre avaient donné une certaine maturité à son visage. Emilie ne savait pas trop par où commencer et décida de laisser la psychologue prononcer les premiers mots. Peut-être était-ce là une vieille habitude de l’époque où elle la consultait. Elle s’appuya au dossier d’une chaise et tenta de sourire.

Le visage de Mme Hoffmann s’éclaira comme face à une vieille connaissance. Elle semblait presque ravie de cette visite.

« Alors… Que puis-je faire pour vous ? » Lui demanda-t-elle.

Emilie ouvrit la bouche pour répondre mais elle se rendit compte que les mots lui faisaient défaut. Elle laissa alors s’échapper tout l’air qu’elle avait inspiré dans un soupir où se mêlait un petit rire incertain.

« Je suis désolée de m’imposer comme ça, je… A vrai dire je suis ici par hasard, enfin… Elle désigna son poignet d’un geste, pour une entorse. En arrivant j’ai vu votre nom sur la plaque à l’entrée et j’ai décidé de venir vous voir sur un coup de tête. Il m’est arrivé quelque chose de … déroutant, récemment… Vous souvenez-vous m’avoir dit que vous sentiez des capacités particulières chez moi ?

-Vous voulez parler de votre potentiel intellectuel ?

-Non, je veux dire… des capacités médiumniques…

-Je m’en souviens, oui, fit la psychologue qui entreprit de fouiller dans son sac à main. Que vous est-il arrivé ?

-J’ai vu une apparition… »

Emilie se sentit rougir. Elle eut soudain un doute sur ce ce qu’elle avait vu au manoir et se sentit légèrement ridicule de parler ouvertement de ce genre de choses à une tierce personne. Elle respira un bon coup et se raisonna : non, elle n’avait pas rêvé et les enregistrements étaient là pour le lui rappeler.

A cette annonce, Mme Hoffmann avait arrêté un instant son investigation au fond du grand sac où elle peinait à trouver ce qu’elle cherchait.

« Une femme. En habit d’époque. Je dirais 1900 d’après la robe et l’ombrelle. Elle m’a regardée droit dans les yeux. »

Emilie se sentit trembler des pieds à la tête, de plus en plus fort. Elle se souvenait de cette sensation. Elle avait déjà vécu cela, adolescente, chaque fois qu’elle avait raconté cette expérience de spiritisme à laquelle elle avait participé et que le verre au milieu de la table s’était mis à bouger. A chaque évocation de cet épisode tout son corps était parcouru de tremblements incontrôlables, si bien qu’elle avait fini par ne plus jamais en parler.

Ce jour-là, le verre avait même fait bien plus que bouger, puisque, quoi que ce soit qui eut pris possession de l’objet, cela l’avait dirigé vers les lettres disposées en cercle tout autour de la table pour répondre clairement aux questions des jeunes filles. « Papa, c’est toi ? » avait demandé timidement Emilie. « OUI » répondit le verre avant de se remettre à bouger pour épeler à Emilie qui sanglotait : « NE PLEURE PAS ».

Elle n’avait plus pensé à cet épisode depuis des lustres, et ce souvenir lui revenait à cet instant en mémoire de manière aussi limpide que si c’était arrivé seulement quelques jours plus tôt.

La psychologue remarqua son malaise.

« Venez-vous asseoir. »

Elle déposa son sac sur le bureau, tenant le paquet de cigarettes qu’elle cherchait, et la guida vers le divan.

« Ça vous dérange si je fume ? Demanda-t-elle la main sur la poignée de la fenêtre.

-Non, pas du tout, répondit Emilie. »

La psy tourna la poignée et ouvrit le battant. Une bouffée d’air froid entra dans le cabinet.

« Vous en voulez une ? »

Mme Hoffmann lui tendit son paquet.

« Merci. »

Emilie piocha une cigarette d’une main incertaine.

« Racontez-moi comment ça s’est passé. » fit Mme Hofmann en lui tendant son briquet.

Emilie inspira une grande bouffée et, n’étant pas une habituée de la cigarette, sentit immédiatement les effets de la nicotine s’insinuer dans ses veines et un léger vertige accompagna ses paroles.

Elle lui décrivit ses visites au manoir de Prosper, les premières impressions d’être épiée près de la bibliothèque, les bruits, la sensation d’être repoussée dehors, l’appréhension de lever les yeux vers les fenêtres, puis les tâches blanches sur les photos. La seconde visite ensuite et les voix, l’apparition, le parfum de fleur, la fuite, la chute et le rire glaçant. Sa cigarette était finie. La psychologue, restée debout près de la fenêtre, lui tendit le petit cendrier qui se trouvait sur le rebord extérieur. Elle l’avait écouté attentivement sans l’interrompre.

« J’ai des enregistrements des voix. » Précisa Emilie.

-Vraiment ? Fit Mme Hoffmann en haussant les sourcils.

-Oui, dans mon téléphone. Vous voulez les entendre ?

-Oui, voyons cela ! »

La psychologue vint s’asseoir sur le divan près d’Emilie et se saisit de l’un des écouteurs qu’elle lui tendait.

« Il faut que je retrouve l’endroit exact… »

Elle lança la lecture du fichier. Elles entendirent les pas d’Emilie crisser dans les gravats, puis sa voix qui faisait :

« Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie. Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… Vous êtes toujours là ? … Madame ? Oui … »

« C’est ici ! » Souffla Emilie.

Elle passa le deuxième écouteur à la psychologue. Celle-ci pressa les petits appareils avec ses doigts dans les pavillons de ses oreilles pour mieux entendre. Emilie lui repassa l’extrait.

« Oh ! C’est … C’est une voix de femme ! On entend clairement oui. Il y a autre chose avant. Vous pouvez me le repasser ? Vous étiez seule n’est-ce pas ?

-Oui, oui, seule. Moi aussi j’ai entendu quelque chose, mais je n’ai pas réussi à comprendre ce qu’elle disait. »

Emilie passa l’extrait plusieurs fois.

« Prenez garde. Fit Mme Hoffmann en fixant le tapis au sol.

-Comment ?

-Elle dit « Prenez garde »

-Oh !

Emilie reprit un écouteur, le regarda une seconde, hésitant à se le fourrer dans l’oreille après qu’il ait eu visité celle de la psychologue, mais, trop impatiente d’écouter leur nouvelle découverte et se sentant observée par celle qui savait tout de ses appréhensions,  elle fit un effort qui lui sembla moins important une fois derrière elle et mit l’oreillette en place. 

« Bonjour…Prenez garde ! Euh… Je... m’appelle Emilie. »

Les deux femmes se regardèrent, un sourire éclairant leurs visages.

« Bon sang ! Mais vous avez raison ! S’écria Emilie. Attendez, il y en a d’autres ! »

Après avoir écouté l’intégralité de l’enregistrement qui ne manqua pas de susciter tout l’intérêt de la psychologue, elles revinrent sur le passage où Emilie avait butté sur un autre mot :

« C’est très beau, chez vous… Vous devez avoir eu une vie extraordinaire… é—an—é … Vous êtes là ?... »

Elles le passèrent plusieurs fois. Emilie ne voulait pas influencer Mme Hoffman en lui disant ce qu’elle pensait avoir entendu, aussi elle la laissa se faire une idée par elle-même.

La psychologue fixait un point sur le tapis au sol. La concentration lui donnait des traits plus durs que d’ordinaire, ses sourcils légèrement froncés. Emilie essaya d’imaginer dans quel autre contexte Mme Hoffmann pouvait avoir cette même expression. Quand elle était concentrée, peut-être. Quand elle était contrariée, probablement. Qu’est-ce qui pouvait bien la contrarier ? Est-ce que lorsque l’on était psychologue on atteignait un tel degré de connaissance de soi que l’on ne se laissait plus jamais emporter par ses émotions ? Est-ce que Mme Hoffmann se laissait encore débordée par ses émotions ? Lui arrivait-il de craquer, de péter un plomb et d’envoyer tout valser ? Qui pouvait la mettre dans cet état ? Ses proches peut-être. A quoi ressemblaient-elles, les personnes avec qui elle vivait ? Avait-elle des enfants ?

La voilà qui redevenait curieuse de ce qu’elle ne devait pas savoir, se dit-elle. Emilie avait eu du mal à se faire à la barrière qui s’érigeait inévitablement entre le psychologue et son patient. Elle avait trouvé injuste d’être contrainte à tant d’effort de son côté pour abattre les murailles de ses résistances naturelles et verbaliser certaines de ses plus grandes inhibitions face à une inconnue qui l’était de moins en moins, quand la psychologue, elle, ne dévoilait quasiment rien d’elle-même. Cela l’avait même mise en colère, au début de sa thérapie, sans qu’elle sache mettre le doigt sur les raisons de cette réaction. Elle ne s’était pas attendue aux effets du transfert[1]. Elle ne le comprenait simplement pas. Et puis elle avait fini par se contraindre de mauvaise grâce au cadre imposé.

Emilie prit soudain conscience qu’elle se tenait dans une grande proximité physique avec sa psychologue et en ressentit une gêne instantanée. Son genou gauche frôlait la cuisse droite de Mme Hoffmann et son parfum saturait l’air autour d’elles. Emilie pouvait sentir son haleine quand elle respirait : café et cigarette. Puis quelque chose d’imperceptible changea dans l’air et, sans qu’elle comprenne comment cela était possible la cuisse de la psychologue sous ses yeux lui apparut tout à coup dénudée. Emilie leva les yeux et vit Mme Hoffmann, étendue sur le divan, un sourire lascif sur le visage. Ses cheveux semblaient encore plus longs qu’une minute auparavant et couvraient sa poitrine, nue, elle aussi. Le temps de cligner des yeux et la vision s’était évanoui : Mme Hoffmann était à nouveau vêtue et concentrée sur les écouteurs qu’elle tenait fermement enfoncés dans ses oreilles. Emilie se recula sensiblement.

Toute son attention dirigée sur l’enregistrement, Mme Hoffmann ne faisait pas attention à elle. Emilie se sentit prise d’un vertige. S’apercevant que la fenêtre était restée ouverte, elle se leva pour s’en approcher. L’air frais lui fit du bien. Elle ne tremblait plus.

« Je comprends étranglé, fit la psy. Et même peut-être m’a étranglée, ou morte étranglée… Un mot chevauche vos paroles…

-Ha ? » Répondit Emilie qui fut instantanément sortie de ses pensées… Elle tentait de reprendre ses esprits, s’accrochant à la réalité comme si un précipice menaçait de l’engloutir.

« J’entendais églantier moi… Etranglé ? »

Elle s’immobilisa. Elle sentit une infime pression sur sa trachée. D’instinct elle porta la main à son cou et se racla la gorge.

« Vous croyez qu’elle nous dit comment elle est morte?

-Peut-être… » Répondit la psychologue, comme plongée dans ses pensées.

Elle ôta les écouteurs.

« C’est vraiment étonnant ! reprit-elle. J’aimerais écouter ces enregistrements au calme et à tête reposée. Je me demandais si vous pouviez me les envoyer via internet ?...

-Oui, bien sûr.

-… Toutefois, vous ne m’avez pas encore dit ce qui vous a amenée ici...

-Oh, oui, j’oubliais… Eh bien… Je me demandais si vous seriez d’accord pour me guider  dans… une certaine maîtrise de cette aptitude à communiquer avec les défunts… ? Elle se tordait les doigts comme elle formulait maladroitement sa requête.

-Eh bien… Je ne suis pas vraiment une experte dans ce domaine. Je n’ai que peu d’expérience à vrai dire.

-C’est déjà plus que ce que je n’ai jamais vécu… J’ai la sensation que je dois explorer ces capacités… J’ai des réponses à aller chercher de l’autre côté… Et puis… C’est difficile à expliquer, mais… Le manoir m’appelle…

-Il vous appelle ? Que voulez-vous dire ?

-Je fais des rêves… J’ai des flashs par moments, c’est comme si, le temps de cligner des yeux je me retrouvais là-bas, dans le parc ou à l’intérieur de la maison, j’ai des images très nettes qui me parviennent, mais je les oublie aussitôt et je finis par me demander si j’ai bien vu ce que j’ai vu… C’est la fréquence de ces flashs qui a fini de me convaincre qu’ils avaient bien lieu… Et l’image de cette femme qui me regarde dans les yeux me revient sans cesse… C’est bizarre, j’en ai conscience… Je pense qu’elle attend quelque chose de moi… Elle m’attend… Elle veut que j’y retourne.

-L’entité se serait attachée[2] à vous ?… C’est tout à fait possible, oui… Comptez-vous vous y rendre à nouveau ?

-Je le dois. Ce…fantôme, ou plutôt cette femme, a laissé comme une empreinte en moi. Je la sens, elle ne me quitte plus… Par moment je ne sais plus si mes pensées sont les miennes ou si quelqu’un d’autre en a pris les commandes…

-Il ne faut pas trop vous ouvrir à cette entité. Maintenez-là à distance ou vous pourriez vous y perdre. Limitez au maximum l’emprise qu’elle peut avoir sur vous. Gardez le contrôle. Vous avez la force nécessaire à cela. C’est une question de volonté. »

Elle se leva et poursuivit :

« J’aimerais vous accompagner au manoir. »

La psychologue s’approcha pour lui rendre son téléphone. Emilie regarda les mains de Mme Hoffmann approcher les siennes et eut soudain la pulsion de les attraper et d’enfouir son visage dedans.

Elle se reprit et essaya d’oublier cette pulsion venue d’ailleurs.

-Vous avez été d’une grande imprudence en vous y rendant seule la première fois, reprit Mme Hoffmann, et plus encore la deuxième. Il aurait pu vous arriver n’importe quoi ! Vous avez eu de la chance de ne vous en tirer qu’avec une entorse. Et si cet esprit s’est attaché à vous… Eh bien, qui sait à quoi vous attendre ! »

Emilie sourit en baissant les yeux. Elle avait toujours aimé quand Mme Hoffmann prenait son ton de mère inquiète pour la sermonner.

« Vous avez toujours mon numéro ? Demanda la psychologue.

-Oui… Je l’avais gardé au cas où…

-Et vos angoisses ? Comment vous gérez ? Un état de faiblesse psychologique peut favoriser un attachement. Comment vous sentez-vous, en ce moment ?

-Ça va, ça vient… J’ai peut-être rechuté un peu ces dernières semaines… Rien d’alarmant…

-Vous savez que vous pouvez toujours compter sur moi ? N’hésitez pas à m’appeler, j’aurais toujours de la place pour vous. Et appelez-moi si vous retournez au manoir. N’y allez plus seule.

-Oui. »

La psychologue la guida vers la porte et lui tendit la main. Emilie la serra. Mme Hoffmann la lui maintint en pressant plus fort.

-Vous m’appelez. Insista-t-elle.

-Oui, oui. »

Emilie sortit si vite du cabinet qu’elle eut l’impression de s’enfuir. Elle était encore sous le coup de l’étrange vision qui s’était imposée à elle sur le divan. Aurait-elle abusé des anxiolytiques ?

Il faudra que je relise la liste des effets secondaires, pensa-t-elle.

Elle n’avait jamais ressenti d’attirance pour sa psychologue, et encore moins pour les femmes. Elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé. Cette étrange vision lui avait semblé si réelle, elle n’était pas sortie de son imagination, elle en était pratiquement sûre. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle imaginé Mme Hoffmann nue sur son divan ? Cela n’avait pas de sens. Et cette envie bizarre de se blottir contre ses mains… Jamais elle n’avait ressenti pareille chose. D’ailleurs, depuis quelques années, les mains des gens ne lui inspiraient rien d’autre qu’une sainte horreur des microbes et autres bactéries qu’elles véhiculaient. Tout en pensant à cela elle sortit le petit flacon de gel hydro alcoolique et en versa une noisette au creux de la paume de sa main. A cause de ses fichues angoisses elle n’avait plus ressenti l’envie d’un contact physique depuis bien longtemps…

Il y avait eu aussi cette sensation de pression sur sa trachée quand Mme Hoffmann lui avait retranscrit le mot Etranglé… Est-ce que tout cela avait un lien avec l’entité qui se serait attachée à elle ? Une partie d’elle-même ne voulait toujours pas y croire.

Emilie ressentit le besoin de rentrer rapidement.

Elle tenta de relativiser en se disant qu’elle était probablement stressée par le récit de son aventure au manoir. Elle avait peut-être aussi minimisé l’ampleur de sa rechute. Rester enfermée ces dernières semaines avait dû exacerber ses vieilles craintes. Maintenant qu’elle se retrouvait à nouveau exposée au monde extérieur, elle perdait pied. Elle aurait dû prévoir ce phénomène et se reprocha son manque de discernement.

Elle traversa la salle d’attente en regardant ses chaussures, persuadée que si elle croisait le regard de quelqu’un ses pensées seraient aussi lisibles dans ses yeux qu’un gros titre sur la couverture d’un journal. Elle rejoignit sa voiture en hâte et se sentit déjà presque à la maison dans l’intimité retrouvée de l’habitacle de son véhicule.

Malgré tout, elle ne se sentait pas à l’aise. Elle se frotta le visage avec les mains, cherchant à chasser cette pénible impression d’avoir foncé la tête la première dans une toile d’araignée.

« Garde le contrôle » répéta-t-elle pour elle-même.

Elle démarra sa voiture et prit la route.

 

Mme Hoffmann referma la porte derrière Emilie, intriguée à la fois par cette visite impromptue et par le récit de ses visites au manoir.

La psychologue avait toujours eu une relation un peu particulière avec Emilie. Celle-ci avait été sa première patiente à ses débuts et sans vraiment s’en rendre compte, Esther avait donné à cette symbolique une importance qui s’était révélée pesante pour la suite.

En praticienne débutante, elle ne disposait pas encore des bons réflexes pour bien gérer le cadre à maintenir avec ses patients. Emilie avait pratiquement son âge, et Esther se sentait proche de la jeune femme, tant par ses réactions que par sa façon de penser. Voulant bien faire, elle s’était parfois engagée personnellement et émotionnellement envers Emilie, en lui disant qu’elle était fière d’elle ou en lui avouant son attachement, soit pour l’encourager là où elle manquait de confiance en elle, soit pour provoquer chez sa patiente une prise de conscience. Cela les avait conduites à des conflits ouverts, Emilie manifestant un besoin toujours plus grand d’affection et de reconnaissance de la part de la thérapeute, et celle-ci redéfinissant sans cesse les limites du cadre de leur relation.

Emilie avait ainsi à plusieurs reprises et sous le coup de la colère fuit le cabinet de la psychologue pendant plusieurs mois, pourtant, au bout d’un moment, elle finissait toujours par revenir.

Esther avait appris de ses erreurs. Elles l’avaient faite grandir en tant que thérapeute et aujourd’hui elle procédait différemment.

Le retour d’Emilie lui apparaissait comme une seconde chance de pouvoir l’aider, mais mieux, cette fois.

Esther consulta l’heure sur l’horloge au-dessus du divan et enfila son manteau. En faisant vite, elle pouvait encore arriver la première chez elle.

Sur le trajet mille choses lui traversèrent l’esprit, elle pensa à d’anciens patients dont certains qui l’avaient fascinée, d’autres qui avaient stagné, provocant chez elle la frustration de ne pouvoir les faire aller plus loin. Ses pensées la ramenèrent à Emilie. Elle n’avait pas imaginé qu’elle reviendrait cette fois. Non pas qu’Emilie n’ait plus besoin d’aide, mais, après quatre années sans nouvelle, Esther ne s’attendait plus à la revoir et encore moins pour la raison qui l’avait amenée.

Esther se souvenait bien avoir évoqué avec elle le sujet de la médiumnité lorsqu’Emilie avait rapporté rêver fréquemment de son défunt père.

Dans ses rêves, il lui rendait visite après une longue absence. Il essayait de lui parler, disait-elle, mais rien, aucun son ne sortait de sa bouche. Pourtant, ses lèvres bougeaient. Esther lui avait indiqué que son père avait probablement quelque chose d’important à lui dire, mais Emilie s’était montrée plutôt hermétique à l’idée d’une communication avec les esprits. Cela l’effrayait et elle avait exigé de la psychologue qu’elle n’aborde plus ce sujet.

Aujourd’hui,  Emilie avait visiblement dépassé le stade de la peur, déduisit Esther.

Les pensées de la psychologue dérivèrent encore et elle se souvint de ses propres expériences de communication avec les défunts.

La première fois elle n’était encore qu’une enfant, et ce petit garçon lui était apparu dans un coin de sa chambre. Esther n’avait pas compris tout de suite qu’il ne faisait plus partie de ce monde. Au début elle avait passé du temps avec lui, l’acceptant comme compagnon de jeu lorsqu’il se présentait. Elle le trouvait tout de même un peu étrange avec ses vêtements bizarres et parfois Esther pouvait lui voir une plaie sur la tête qui ne semblait toutefois pas douloureuse. Etrangement, elle ne lui avait jamais posé de question à ce sujet. Quand on est enfant on a tendance à accepter les choses telles qu’elles sont, pensa-t-elle. C’est lorsqu’elle avait parlé du garçon à sa mère que les choses avaient changé. Celle-ci lui avait alors parlé du don. Celui qui suivait la famille, mais que tous n’avaient pas.

« Tu l’as, ma fille. » Lui avait-elle dit. « Tu l’as. »

Esther n’avait pas su lire l’expression sur le visage de sa mère, ni en déduire si cela était une bonne chose, d’avoir le don, ou non.

La petite Esther avait ensuite été confiée tous les mercredis à sa grand-tante Zélie qui possédait également le précieux don. Esther se souvenait que la vieille femme lui inspirait surtout de la crainte et que toute la famille lui manifestait un respect exagéré et ostentatoire. Certains endroits de la maison de sa grand-tante étaient même terrifiants : des bruits s’y manifestaient sans que personne n’en soit à l’origine et une atmosphère particulière y régnait. Esther pouvait y ressentir des énergies puissantes qui lui donnaient la chair de poule. Elle y percevait même parfois des chuchotements comme si deux personnes se tenaient derrière une porte et complotaient en secret. Elle se souvenait aussi de ces pots en terre cuite, alignés sur une étagère qui débordait de grimoires et autres vieux livres. Parfois, l’un des couvercles de ces pots, en bougeant, faisait tinter la terre cuite avec un bruit de vaisselle. Esther mit plusieurs mercredis à réaliser d’où venait ce bruit et, une fois, elle osa demander à sa grand-tante ce qui faisait bouger les pots. Zélie la regarda en plissant ses yeux brillants et lui expliqua que des esprits facétieux qu’elle invoquait parfois habitaient ces pots. Elle leur avait offert un refuge où ils pouvaient rester, ce qui leur évitait de l’embêter dans tous les coins de sa petite maison.

« Autrement ces petits farceurs n’en finiraient pas de me faire tourner en bourrique, expliqua-t-elle. De temps en temps ils tournent en rond si fort dans leur pot qu’ils le heurtent de colère ou de frustration. C’est qu’ils aimeraient bien en sortir ! Zélie eut un visage plus dur pour dire la suite. Bien entendu, il ne faut pas les libérer sans mon autorisation, petite. Ne touche pas à ces pots. »

Esther n’eut pas besoin qu’on le lui dise deux fois.

 Les séances avec Zélie se déroulaient dans une ambiance étrange, Esther les attendait et les redoutait en même temps. Pourtant,  les attentes de son aïeule n’étant pas toujours claires. La plupart du temps la vieille femme s’asseyait dans son fauteuil et lui demandait de se concentrer sur telle ou telle chose, récitant des litanies, des appels à des êtres désincarnés, ouvrant des portails occultes puis interrogeant la petite fille sur ce qu’elle ressentait, ou non. Esther avait ressenti mille choses effrayantes face aux portes ouvertes par la vieille Zélie : des bouffées d’air brûlant, une brise glaciale, des frissons, des picotements, des petites décharges électriques sur sa peau. Elle avait entendu des murmures, des grognements, des frottements, des chants et même de la musique. Elle avait parfois eu la sensation qu’une armée invisible aller déferler sur elle et la piétiner, mais à chaque nouvelle expérience, Zélie semblait un peu plus déçue. Esther ne remplissait apparemment pas les critères d’exigence de la vieille femme et celle-ci, après quelques semaines, mit fin à son enseignement, prétextant que le don n’était pas assez développé chez cette enfant.

Et le sujet fut clos.

Toutefois, Esther continuait de voir le petit garçon dans sa chambre et bientôt d’autres entités se montrèrent à elle en différents endroits où elle se rendait. Esther finit par les ignorer du mieux qu’elle le pouvait. Puisqu’elle avait été jugée inapte par la doyenne de sa famille, elle n’osait plus tenter de communiquer avec eux ; pas plus n’osait-elle poser de questions à ce propos et bientôt, tout le monde oublia qu’Esther avait le don.

A la longue, les fantômes firent partie de son paysage. Elle s’y habitua et grandit presque comme toutes les autres jeunes filles de son âge, à cette exception près que son paysage à elle était un peu plus peuplé que celui des autres.

C’est une fois devenue jeune adulte qu’un événement la conduisit à en parler de nouveau.

Esther situait exactement quand cela s’était produit car, le même jour, elle avait échangé son premier baiser avec son amour de jeunesse.

Cette entité là, elle n’avait pas pu faire semblant de l’ignorer :

une nuit, alors qu’elle dormait profondément, Esther fut réveillée par la sensation désagréable d’étouffer. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, un visage de femme était penché sur elle.  La jeune Esther terrorisée tenta bien de se débattre mais elle ne parvenait pas à bouger le moindre muscle. Paniquée et persuadée qu’elle allait mourir là, les secondes lui semblaient des minutes. Après une interminable lutte pour reprendre le dessus physiquement, Esther comprit que c’est avec la force de son mental qu’elle devait combattre l’entité. Elle ferma les yeux et se concentra sur sa propre énergie, s’eforça de repousser l’attaque de toute la force dont elle disposait. L’étreinte autour de son cou finit par se desserrer et le visage vaporeux disparut. Quand l’air circula à nouveau jusqu’à ses poumons, Esther sut qu’elle ne mourrait pas ce soir-là, mais elle ne ferma plus l’œil de toute la nuit. Elle eut du mal à ne plus revoir, à peine ses paupières baissées, ce visage qui avait affiché un sourire sadique comme elle l’étranglait.

A ce souvenir, La psychologue frissonna au volant de sa voiture.

Elle avait mis plusieurs semaines avant d’oser se confier sur sa visiteuse nocturne à quiconque. Ayant été mise à l’écart des personnes possédant le don, elle ne se sentait pour ainsi dire pas autorisée à aborder le sujet.

Esther subit donc pour un temps les tourments que lui imposait sa visiteuse : bleus, griffures, quelques objets volèrent même à travers la pièce. Cela n’arrivait pas toutes les nuits mais il y avait des périodes plus actives que d’autres qui laissaient Esther au bord de l’épuisement, tant par le manque de sommeil que parce que le fantôme se nourrissait de l’énergie de la jeune fille.

Un jour, après plusieurs nuits sans sommeil, c’est vidée et à bout de nerfs que la jeune Esther s’en était ouverte à Sophie, sa sœur cadette. Celle-ci n’avait pas su tenir sa langue et l’avait rapidement répété à leur mère qui prit la chose très au sérieux. La grand-tante Zélie fut chargée de « nettoyer » la maison, et pour cela elle se fit assister du cousin Gaspard.

Le processus avait duré trois jours et trois nuits pendant lesquelles la famille trouva refuge chez l’oncle Jacques. A tour de rôle, Zélie et Gaspard avaient récité prières, formules et injonctions de quitter les lieux, brûlant de la sauge et projetant de l’eau bénite dans toutes les pièces.

L’apparition ne s’était plus manifestée Esther avait pu passer des nuits sereines.

On ne sut jamais qui était cette femme venue la torturer nuit après nuit, ni pourquoi elle s’en était prise à elle seule et à personne d’autre vivant sous le même toit.

On ne parla bientôt plus de l’incident et la vie reprit son cours.

C’est seulement des années plus tard,  lorsqu’Esther s’était liée d’amitié avec un passeur d’âme et qu’elle avait enfin pu apprendre à ne plus craindre les manifestations des esprits. Avec lui Esther comprit  comment inviter une entité à communiquer avec elle, mais aussi comment la maintenir à distance. C’est tout ce qu’elle pourrait tenter de transmettre à son tour à Emilie, songea-t-elle.

Esther gara son véhicule dans sa rue et monta les trois étages jusqu’à son appartement. Elle déposa son imposant sac à main près de l’entrée, ôta ses chaussures et  fila dans la chambre pour enfiler une tenue plus confortable. C’était comme un rituel dès qu’elle rentrait chez elle, comme si elle se défaisait de son habit social, et se débarrassait pas la même occasion des énergies de ses patients qu’elle avait écoutés toute la journée.

 Elle enfila un pantalon de survêtement, de grosses chaussettes molletonnées, un débardeur sans forme et un pull large par-dessus. Elle se dirigea ensuite vers la cuisine où elle ouvrit de réfrigérateur.

Tout en réfléchissant à ce qu’elle allait préparer pour le repas, elle ressentit un petit picotement dans sa nuque, comme quand quelqu’un nous fixe dans notre dos. Elle se retourna mais ne vit rien. Sans plus y penser, elle opta pour des escalopes de dinde, une courgette et du riz. Elle découpa la courgette en rondelles et la jeta avec deux gousses d’ail écrasées dans la poêle où chauffait de l’huile d’olive. Pour ne pas que l’odeur de cuisine ne se répande dans tout l’appartement, elle alluma la hotte.

Le picotement à la base de son cou persistait et Esther commença à prêter l’oreille au moindre bruit qui  pourrait se manifester autour d’elle ; mais la hotte produisait un tel vacarme qu’il lui était difficile de distinguer autre chose. Il lui sembla tout de même percevoir un coup dans la pièce d’à côté. Esther reposa sa cuillère et alla jeter un coup d’œil.

Elle ouvrit lentement la porte du bureau. A première vue, rien n’avait bougé. Elle fit quelques pas dans la pièce, et, comme elle sentait un frisson la parcourir, elle aperçu une boîte à chaussure par terre, ouverte, son contenu à demi répandu sur le sol.

C’était la boîte à photos qui venait de chez sa grand-mère. Elle était rangée là-haut, sur une étagère. En levant les yeux Esther constata que les livres qui reposaient contre la boîte avaient glissé, la poussant dans le vide. Cette chute n’était donc pas le résultat d’une manifestation surnaturelle, conclut-elle.

Elle ramassa la boîte et les quelques photos qui s’en étaient échappées et les remit à l’intérieur. Elle en regarda quelques unes au passage, observa les visages et les tenues. Ces photos étaient trop anciennes pour qu’Esther n’ait jamais croisé les personnes qui y figuraient. Un jour, il faudrait qu’elle demande à sa grand-mère d’où elles venaient et qui elles représentaient. Elle les avait prises chez son aïeule pour y jeter un œil avec le vague projet de s’en servir pour la décoration de son bureau. Esther avait toujours aimé ce qui était ancien. Elle les avait oubliées jusqu’alors, mais rien qu’à reposer les yeux dessus, elle eut à nouveau envie de s’y plonger.

Elle ne remit donc pas la boîte à sa place mais lui trouva un petit coin sur le bureau. Elle s’en occuperait sous peu, décida-t-elle.

« Esther ? Tu es là ? Bon sang! Ça brûle ! »

Esther fit un bond en entendant la voix qui venait de la cuisine et s’y précipita.

Elle y trouva Anaïs, encore emmitouflée dans son manteau, en train de remuer les courgettes qui avaient déjà accroché au fond de la poêle.

Avec le bruit de la hotte, Esther ne l’avait pas entendue rentrer.

« Comme d’habitude, tu commences quelque chose et tu quittes la pièce ! Ca va être complètement brûlé ! Tu ne fais donc attention à rien ?

-Ça a beaucoup accroché ? Laisse, je vais rattraper ça. »

Esther prit la poêle et y versa un fond d’eau sous le robinet.

Les courgettes crépitèrent.

Anaïs retourna a l’entrée pour ôter sa veste et revînt se coller dans le dos d’Esther pour l’enlacer.

« Excuse-moi … Je ne voulais pas crier. J’ai eu une mauvaise journée au travail. Comment était la tienne ? »

Esther était habituée aux sautes d’humeur d’Anaïs.

Celle-ci pouvait s’agacer, râler, pester et revenir deux minutes plus tard en s’excusant, dix fois dans la même soirée. Il y avait toujours quelque chose pour justifier ses éclats de voix : une mauvaise journée, une migraine, un coup de fatigue… Esther était consciente qu’Anaïs avait pris l’habitude de réagir par la colère comme un réflexe de survie face aux épreuves qu’elle avait traversées plus jeune. Elle s’efforçait, comme un acte d’amour, de les accepter et de l’apaiser de son mieux. De toute manière, crier plus fort ne servait à rien. Cependant, peu à peu, Esther avait réalisé que quelque part en elle quelque chose s’était irrémédiablement usé.

Une fois encore elle décida de passer sur cette énième manifestation de l’inépuisable colère de sa compagne.

-Pas trop mal. Fit-elle en prenant une escalope. J’ai revu…

-Je meurs de faim ! La coupa Anaïs. C’est bientôt prêt ?

-…Oui…

-Bon. Je passe à la salle de bain. J’en ai pour cinq minutes, je t’aime.»

Anaïs déposa un baiser dans le cou d’Esther et se dirigea vers le couloir.

Le morceau de viande siffla au contact de la poêle bouillante.

Esther se dit qu’après tout, son histoire n’aurait pas intéressé Anaïs.



[1] Le transfert est un concept de psychanalyse vu comme un simple déplacement d'affects d'une personne à l'autre. Le patient transfère ses sentiments et émotions envers sa mère, son amant(e) ou autre sur le thérapeute.

[2] Un phénomène d’attachement se produit lorsqu’une entité, pour une raison ou une autre, s’attache à un vivant. Elle devenir un vrai poison pour la personne porteuse.

Publicité
Publicité
Commentaires
Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
  • Emilie, écrivain et amatrice d'urbex, visite un manoir abandonné qui la mènera dans une enquête sur un meurtre qui date de plus de cent ans. Quels secrets cachent les fantômes qui hantent la vieille demeure?
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Newsletter
Publicité