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Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
5 décembre 2016

I

Emilie sentait l’ennui monter en elle comme le mercure d’un thermomètre lorsque l’on est fiévreux. Elle sentait aussi poindre dans le brouillard diffus de son oisiveté ce besoin d’aventure qui se manifestait parfois quand son quotidien se faisait trop fade et trop plat. Depuis combien de temps n’avait-elle pas mis le nez dehors ? Elle aurait bien été incapable de le dire. L’été était loin derrière désormais et même si les températures restaient clémentes, les chauds rayons d’août s’étaient évanouis dans le vent et la pluie du mois d’octobre. Quelle saison morose ! Les couleurs chatoyantes de l’automne qui enflammaient les paysages ne parvenaient pas à provoquer chez elle l’envie d’enfiler un gros pull, une écharpe et sa veste molletonnée pour s’aventurer sur les chemins de randonnée qui sillonnaient son voisinage. Elle ne se sentait pourtant pas particulièrement déprimée, ni triste, ni rien du tout, mais elle était parfaitement à l’aise dans sa bulle, à l’abri du monde et des éléments. Rien que l’expectative d’une conversation téléphonique, quand la sonnerie retentissait et qu’elle voyait le nom de quiconque l’appelait s’afficher sur l’écran, lui faisait lever les yeux au ciel d’exaspération. Cela lui arrivait parfois, ce repli sur elle-même, ce besoin d’introspection. Il lui suffisait de laisser passer ce laps de temps inutile, ou peut être qu’après tout il l’était et d’en tirer les conclusions qui s’imposaient lors de son retour dans le monde. Aussi, ces presque trois mois et demi vécus en quasi ermite chez elle et consacré à ses recherches pour son prochain livre, n’avaient été d’aucun sacrifice.

Toutefois, sans avoir forcément envie de se mélanger de nouveau au genre humain, quelque chose s’était réveillé en elle. Une petite étincelle dans un coin de sa tête qui pétillait d’envie d’étendre son feu sur une matière inflammable. Sûrement la petite braise de sa passion qui s’était mise d’elle-même en veilleuse pendant cet interlude contemplatif et qui grésillait d’envie de s’embraser de nouveau.

Il fallait bien qu’elle l’admette : elle s’encroûtait à la fin. Ce rythme décalé, couchée entre quatre et six heures du matin, levée à onze heures chaque jour –elle passait ses journées assise et seul son cerveau utilisait l’énergie calorique qu’elle absorbait en repas et autres collations, elle n’avait donc pas besoin de beaucoup de sommeil- finissait par la lasser. Elle avait envie de voir le jour se lever, de sentir cette odeur particulière des petits matins. Et puis, elle effectuait ses recherches, certes, mais elle s’éparpillait surtout, laissant libre cours à ses divagations élucubraléatoires devant son clavier, où chaque pensée se transformant en une recherche sur Google.

Elle s’installa devant son ordinateur et ouvrit sa pléthore d’onglets habituels : Boîte mail, Facebook, Youtube, un dictionnaire de synonyme en ligne, un site de streaming. Elle naviguait de l’un à l’autre au gré de ses envies, de ses pensées. Y avait-il une nouvelle vidéo de ses youtubers préférés ? Un nouvel épisode de sa série du moment ? Un mail signalait-t-il que quelqu’un avait commenté un article de son blog ? Elle en ouvrait également de nouveaux à chaque fois qu’une question survenait « En quelle année est morte Colette déjà ? » Hop ! Wikipédia saura répondre. « Ah ! Je dois commander des croquettes pour le chat ! » En quelques clics les croquettes étaient assurées d’être livrées dans quarante huit heures. « Quel était le nom de cette actrice déjà dans Brief Encounters ? » Google connaissait la réponse. « Je ferais bien une mousse au chocolat » Bim ! Une trentaine de recettes listées en moins de deux. Quelle merveille, toutes ces informations, ce savoir à portée de main sans bouger de chez soi ! La culture, accessible à tous ! Bon, évidemment, il fallait bien se rendre à l’évidence que la majeure partie des humains se cantonnait à utiliser internet pour la pornographie et/ou les réseaux sociaux, où ils se répandaient en selfies, vulgarités, banalités, idées reçues, insultes et autres  chaînes sous forme de défis « Qui osera poster sa sur son mur ? » faute d’orthographe comprise. Même en se cantonnant à ne visiter le monde que depuis la fenêtre de son petit écran d’ordinateur, Emilie se sentait étourdie devant l’ampleur de la bêtise des masses.

C’est en naviguant sur Google Maps, pour se renseigner de la distance qui la séparait de Toussus-le-Noble où se trouvait une liseuse numérique d’occasion pas chère, qu’elle remarqua les repères placés par ses soins sur la carte de France, quelques mois voire quelques années auparavant, à l’époque où elle s’était passionnée d’urbex[1]. Chaque étoile marquait l’emplacement d’un lieu à visiter et chacune avait nécessité des heures d’enquête et de croisements d’informations, car les urbexeurs[2] ne partageaient pas facilement leurs spots et il était difficile de découvrir les plus beaux.

Emilie sentit la petite braise dans le coin de sa tête lâcher un crépitement d’envie. Elle ne se souvenait pas de tous les endroits qu’elle avait marqués, mais elle avait pris des notes dans un carnet. Restait à remettre la main dessus.

Après avoir retourné le contenu de plusieurs tiroirs sans succès, elle décida d’activer la vue « satellite » du plan, ce qui lui permit d’avoir un meilleur aperçu des lieux indiqués et d’éliminer ceux qu’elle se souvenait avoir exploré. Soudain, telle une étincelle de génie, elle revit en mémoire l’endroit où se trouvait son fameux carnet et fonça extirper son sac à dos du fond d’un placard et l’en sortit, écorné et froissé, mais la liste était bien dedans.

Chaque fois qu’elle se projetait dans une de ces aventures exploratrices, son cœur battait la chamade, comme si elle se lançait à la conquête d’un trésor. Et c’était bien de cela qu’il s’agissait car les photographies qu’elle en ramenait étaient comme tel à ses yeux. Elles montraient non seulement l’aspect physique du lieu, mais elle pouvait se souvenir de chaque émotion qui l’avait traversée au moment où elle avait effectué la prise de vue. Un coin d’ombre lui avait-il évoqué une crainte, une angoisse ? La photo le lui murmurait du plus profond de son grain. Une branche de lierre qui obstruait une fenêtre lui avait-elle rappelé la nature fragile et éphémère de notre civilisation, l’aspect sauvage de la végétation et que tout était amené à sombrer dans l’oubli ? L’image la ramenait à ces mêmes pensées à l’instant où elle posait les yeux dessus. Ces représentations délabrées, dénaturées, détruites, ruinées de ce qui fut un jour neuf, beau, moderne, vivant, habité étaient terriblement poétique et symbolique aux yeux d’Emilie. Elle relut ses notes, parcourut la liste, se replongea dans quelques photographies stockées sur son disque dur et elle fut décidée : elle allait se lancer dans une nouvelle exploration.

Elle se mit donc en quête de son appareil photo, dont elle retira la batterie qu’elle mit à charger et vérifia que la carte mémoire était bien en place dans son réceptacle. Elle contrôla aussi que celle-ci n’était pas pleine de photos anciennes. Elle trouva sa lampe frontale et vérifia qu’elle s’allumait toujours. Elle prépara ses baskets les plus robustes, qu’elle déposa sur le paillasson devant la porte. Elle se rendit jusqu’à son armoire d’où elle sortit un jean sombre et un pull en polaire noir : mieux valait se vêtir de couleurs foncées pour une telle expédition, histoire de n’être pas trop repérable, car il fallait bien garder en tête que ces intrusions se faisaient en territoire privé et étaient interdites par la loi, en plus d’être dangereuses. Elle remplit une bouteille d’eau qu’elle glissa dans son sac à dos, avec une barre de céréales et s’assit pour contempler ses préparatifs : elle avait hâte d’être au lendemain.

Le bâtiment qu’elle avait élu se situait à quelques dizaines de kilomètres seulement de chez elle. Elle ne se souvenait plus pourquoi elle ne s’y était jamais rendue, car il avait toujours été sur la liste des lieux les plus accessibles du fait de leur proximité géographique. Comme toujours, quand elle se lançait à l’assaut d’une nouvelle conquête, la question majeure demeurait : « Est-ce j’arriverais à pénétrer dans l’enceinte du lieu ? ». Ô combien frustrantes étaient ces expéditions qui se soldaient par un échec, soit parce que les lieux étaient grillagés de frais et que personne n’avait encore éventré un passage dans la clôture, soit que toutes les entrées du bâtiment avaient été murées, comme cela lui était arrivé lors de ses deux dernières visites d’usines abandonnées.

 

Le lendemain, Emilie se réveilla, s’habilla en hâte, inutile de passer par la douche si elle considérait qu’elle allait baigner dans un milieu poussiéreux, humide et moisi toute la journée, replaça la batterie chargée dans l’appareil photo, enfila ses baskets, attrapa son sac à dos et ses clefs de voiture et se mit en route. Le froid lui saisit les joues en passant la porte et son haleine faisait une petite buée au sortir de sa bouche. Bien, pensa-t-elle, cela va me mettre dans l’ambiance !

Pour continuer sur cette voie, elle décida d’écouter en route la musique de circonstance qu’elle se passait à chaque expédition : The vision Bleak, qui se décrivaient eux-mêmes comme un groupe horror metal .

 

« It was a chilly eve as fog rose from the tombs
and owls were howling proclaiming our doom.
Look and behold! Shadows walking,
The dead are calling.
This is the night of the living dead … [3]»

 

Elle ne put s’empêcher d’afficher un sourire malicieux qu’elle aperçut dans son rétroviseur quand elle enclencha la première. L’aventure pouvait commencer !

Le trajet se fit sans encombre, et, comme elle avait repéré les lieux au préalable, en visionnant sur des cartes détaillées les rues adjacentes et les coins où elle pourrait stationner sa voiture sans attirer l’attention, elle se retrouva rapidement et se gara sur le bas côté d’une petite route de campagne, à quelques centaines de mètres de son point de chute. Cela lui permettait aussi de considérer le voisinage, le passage sur la route et d’appréhender les lieux, son enceinte et de trouver une éventuelle entrée. L’endroit se trouvait en périphérie d’un petit village, aussi il n’y avait pas de maison directement à côté ou face à la grande propriété. Des conditions rêvées ! Songea Emilie.

Un grand mur longeait maintenant la route et délimitait la propriété. Il devait bien atteindre les trois mètres. Emilie le longea et se dit qu’elle allait en faire tout le tour, si nécessaire, jusqu’à trouver la faiblesse de cette trop haute forteresse pour l’escalade. Cela ne le fut pas, car, quelques dizaines de mètres plus loin, un grand portail anciennement noir –il gardait des traces de peinture- et globalement rouillé, était entrouvert et invitait le badaud à entrer. Emilie jeta un coup d’œil à droite, à gauche et devant l’absence totale de mouvements et de vie alentours, se glissa par la mince ouverture, non sans un petit gloussement de satisfaction : c’était presque trop facile !

De l’autre côté du portail c’était un enchevêtrement d’herbes hautes, de ronces, de branches, de feuilles mortes, qui lui arrivaient, par endroit, jusqu’aux hanches. Elle se fraya un chemin tant bien que mal, levant haut les genoux et les coudes, rabattant les ronces au sol avec le pied, écartant les branches avec les mains. La progression n’était pas facile, d’autant qu’elle ne savait pas bien dans quelle direction aller, car cette intense végétation lui bouchait la vue et elle ne voyait rien à plus de dix mètres devant : des arbres avaient poussé n’importe où, il y avait là de petits sapins, d’innombrables arbustes, des buissons, des fougères. Pour autant, après les chaotiques vingt premiers mètres, se dessinait comme une allée dans cette jungle de buis, de thuyas, de châtaigniers et d’allez savoir quoi d’autre, ou plutôt ce qu’il en restait : de grands arbres, plus massifs et bien plus hauts, qui devaient être plus que centenaires, la bordaient. Emilie s’avança et se planta au milieu de l’allée fantôme. Elle était simplement recouverte d’herbe et de fougères et rendait la progression plus aisée. Plus loin, au fond, Elle devinait un bâtiment et elle en fit immédiatement son point de chute, un sourire vainqueur accroché à la bouche. Une certaine excitation montait en elle, son goût pour l’aventure était tout en éveil et l’adrénaline commença son ascension vers les sommets délicieux que l’on atteint quand on joue avec les interdits et que nous lèchent les flammes du feu de la découverte. Tout était silencieux, à l’exception du craquement de ses pas dans les feuilles mortes et les branches qui jonchaient le sol. Quelques rares moineaux s’envolaient à son approche, mais ils étaient étrangement muets. Emilie arriva à proximité de la grande bâtisse toute enrobée de mystères.

source : http://images.google.fr/imgres?imgurl=http%3A%2F%2Fgroupe-troisieme-oeil.e-monsite.com%2Fmedias%2Fimages%2Fimg-0822-1.jpg&imgrefurl=http%3A%2F%2Fgroupe-troisieme-oeil.e-monsite.com%2Fpages%2Fnos-articles%2Fcomplements-d-enquetes%2Fle-manoir-au-piano.html&h=960&w=1280&tbnid=47QWMIAI2xqvlM%3A&vet=1&docid=0CKBVCfOdHoDwM&ei=n1JJWOihPIHjU-jpt8gF&tbm=isch&iact=rc&uact=3&dur=969&page=0&start=0&ndsp=34&ved=0ahUKEwio7YaIzeTQAhWB8RQKHej0DVkQMwgfKAUwBQ&bih=954&biw=1680

En levant les yeux elle pu voir que c’était une construction d’un style architectural fin XIXème, une grande maison bourgeoise qui avait dû connaître ses heures de magnificence et de majesté. Les murs extérieurs étaient recouverts d’un crépi rose et de grandes fenêtres venaient ponctuer les deux étages de leurs ouvertures rectangulaires. Les fenêtres n’étaient plus toutes équipées de leurs carreaux et des volets blancs étaient parfois fermés, ou entrouverts et laissaient apercevoir un intérieur sombre, ténébreux. Un haut toit pointu couronnait le tout et les bords de celui-ci étaient ceints d’une frise en bois sculpté comme de la dentelle. Le faîtage du toit était également ouvragé d’ornements de plomb et plusieurs cheminées s’élevaient haut dans le brouillard qui s’abattait inexorablement sur le paysage. Enfin, deux lucarnes jacobines habillaient la pente de la couverture d’ardoises bleues.

Une porte massive, qui surmontait quelques marches et qui était entourée d’une structure en fer forgé terminée par une marquise de verre en son sommet, devait être l’entrée principale du logis, déduisit Emilie. L’auvent de verre, dont les montants de métal étaient empâtés de rouille, formait les pétales d’une fleur d’un autre temps. Cette entrée était obstruée par la végétation et la porte semblait avoir été fermée pour la dernière fois des décennies en arrière. Emilie se mit en devoir de contourner le bâtiment afin de trouver une autre issue vers l’intérieur. Ce faisant, elle s’essaya à imaginer l’allure de la maison à ses heures glorieuses. En jetant des regards autour d’elle, elle crut voir qu’un autre bâtiment se dressait un peu plus loin. Le parc semblait immense. Elle passa le pignon de la maison et aperçut à quelques mètres un petit escalier qui descendaient sur une porte grande ouverte et encombrée par du mobilier qui avait été traîné dehors, désossé, et, abandonné là, avait pris l’humidité, pourri ou rouillé. Emilie enjamba ce qui ressemblait à des restes de machine à laver et des morceaux de carton d’électroménager, décolorés et recouverts d’écritures calligraphiés à la manière des années 50 et déboucha dans ce qui était, à une époque révolue, la cuisine.

Les murs étaient recouverts de faïence ornée de motifs floraux bleus. Une grosse cuisinière en fonte émaillée de blanc et piquée de rouille, dont certaines portes étaient ouvertes, croulait sous les ustensiles ménagers qui avaient été jetés partout à travers la pièce et dont le sol était également jonché. Emilie marchait littéralement sur des portes de placard, des cartons, des couverts tordus, qui craquaient sous son poids. Elle faisait attention de ne pas glisser, le tout ayant pris l’eau. Une table de cuisine, au plateau gonflé d’humidité dont le formica bleu était décollé et cassé dans les coins, avait été déplacée et posée devant l’encadrement de la porte qui donnait sur un vestibule, posée en équilibre sur des détritus. La cuisine, dont les volets étaient ouverts, était assez bien éclairée, mais la pièce suivante était plongée dans les ténèbres et Emilie décida de s’équiper de sa lampe frontale. Elle était au comble de la griserie devant la promesse de l’exploration qui l’attendait.

Emilie attrapa la table à deux mains, la poussa sur le côté pour s’ouvrir le passage et posa les pieds sur le carrelage orné de rosaces du hall. Sur sa droite, un escalier, encore couvert de son tapis à motifs orientaux maintenu sur chaque marche par des baguettes dorées et ouvragées aux extrémités en forme de végétaux, grimpait vers l’étage ; tout au fond, devant elle, un massif rideau de fer était abaissé et devait protéger la demeure des intrusions par la porte d’entrée devant laquelle elle était passée dehors. Sur sa gauche s’ouvrait une petite pièce et c’est par ici qu’elle décida de commencer sa visite. Le rai de lumière de sa lampe frontale éclairait chaque direction dans laquelle elle tournait la tête et le rond lumineux ainsi formé lui permit de découvrir, au milieu de la pièce, un vieux radiateur à bain d’huile, un massif poêle en émail dans un coin, des moulures tombées au sol, une cheminée décrépie, un fauteuil capitonné de velours rouge dont l’assise était éventrée. Des portes de placard s’ouvraient sur chaque côté de la petite pièce et tout leur contenu avait été répandu sur le sol.

Source : https://www.flickr.com/photos/nomnomburgerz/7002416325

Emilie continua par une grande porte à double battant et déboucha dans une pièce mieux éclairée qui devait être le grand salon : il y avait au milieu de la pièce une longue table en bois, massive, aux pieds sculptés en colonnes torsadées reliés par une structure transversale ornée de trilobes et accompagnée de ses six chaises, quelques fauteuils dont un bleu de Prusse et or qu’elle trouva superbe, une banquette qui ressemblait à deux fauteuils qu’on aurait reliés en leur milieu par une assise pour une troisième personne et du même velours rouge que celui de la pièce précédente, une petite bibliothèque à fronton, un vaisselier de bois sculpté, quelques photos et diplômes encadrées encore accrochés aux murs et même un piano mécanique qui semblait attendre, avec sa partition ouverte sur son pupitre, que quelqu’un s’y installe pour en jouer. Une autre porte à double battant, jumelle de la première, s’ouvrait sur une autre petite pièce qui rejoignait également le vestibule d’entrée. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer le froid automnal et faisaient se gonfler les longs rideaux de voile blanc encore en place comme s’ils avaient été animés d’une vie fantomatique. Sous le piano, un tapis d’orient recouvrait un carrelage à motifs colorés de bleu-gris, ocre et rouge profond. Les murs étaient revêtus d’un lambris d’appui et, plus haut, d’une tapisserie dans le même bleu-gris que celui du carrelage et encadrée de boiseries ; le plafond était peint de motifs géométriques bleus, avec, à intervalles réguliers, des dauphins stylisés, des feuilles de palmes et d’autres motifs végétaux.

L’exploratrice resta émerveillée au milieu de la pièce, ses yeux passant d’un élément à l’autre, évaluant la splendeur passée, la richesse évanouie, l’histoire perdue de ce lieu extraordinaire. Elle tentait d’imaginer la vie au milieu de ces mêmes objets et se demandait ce qu’avait pu être le quotidien des résidents d’une telle demeure, il y avait cent, soixante, ou quarante ans ? Qui avait donc pu laisser ce lieu à l’abandon ? Un immense sentiment de gâchis l’envahit et une certaine tristesse s’empara de ses pensées.

Elle quitta le salon, repassa par la petite pièce et s’engagea dans l’escalier qu’éclairaient deux fenêtres superposées. Un premier étage s’ouvrait sur un long couloir à moquette rouge qui desservait plusieurs portes. Là elle visita une grande salle de bain toute décorée de faïence blanche que barraient la plinthe de carreaux vert bouteille et une frise assortie à mi-mur. Elle était munie d’une baignoire ovale, d’un bidet cassé et d’une cheminée en marbre. Un miroir ébréché surplombait le lavabo et un autre habillait une porte de placard encastré dans le mur. Elle trouva aussi plusieurs cabinets de toilette équipés d’un gros radiateur en fonte, deux autres salle de bain plus petites et des chambres aux tapisseries rayées de bleu ou fleuries, plongées dans une quasi obscurité, la lumière n’y filtrant qu’au travers des fentes des volets de métal demeurés fermés. Les lits, certains à barreaux de zinc, d’autres à montants de bois sculpté, étaient encore garnis de draps et d’édredons, semblant attendre le retour de leur occupant. Elle visita un dernier réduit constellé de placards et de tiroirs débordants de tissus, puis monta au dernier étage. Là, elle fut attirée dans un renfoncement par la luminosité qui y contrastait avec l’ambiance obscure où elle s’était trouvée plongée à l’étage du dessous. Elle s’engagea par le passage étroit, et, bouche bée, se retrouva dans une magnifique bibliothèque qui lui coupa le souffle.

source : http://www.underground-worlds.com/le-manoir-au-piano/

Remarquable travail de menuisier, les éléments en avaient été construits sur mesure et recouvraient tous les murs de la petite pièce : des dizaines d’étagère s’alignaient dans des alcôves équipées de portes décorées de vitraux, toutes ouvertes sur des piles de livres moisis. Sous les étagères, des tiroirs et des portes de placard de bois clair. Un bureau assorti, massif, faisait face à l’entrée et des centaines de livres recouvraient les étagères et le sol. Son impression de gâchis s’en trouva démultipliée. Tout ce précieux savoir perdu, déchiré, souillé, moisi, lui donna le tournis.

Elle s’accroupit pour retourner la couverture d’un gros livre bleu au titre d’Exposition Coloniale Internationale de Paris, 1931, mais celle-ci se détacha du reste du livre et lui resta dans les mains. Ses yeux tombèrent sur un petit carton encollé d’un papier blanc où une main avait écrit à la plume Prosper Bauval, Alcool et Levure. Elle allait s’en saisir quand un bruit la fit sursauter. Elle se releva précipitamment en se retournant vers l’entrée de la petite pièce, ayant eu l’impression que cela venait de derrière elle. Elle n’aurait su décrire si cela avait plutôt été un coup ou un simple craquement du bois de la vieille bâtisse, mais son cœur se mit à battre plus vite et plus fort. Elle s’avança sans bruit vers le palier et passa la tête par la porte, mais ne vit rien. Elle décida de continuer son exploration. Elle prit à gauche et déboucha dans ce qui devait être un grenier ou une remise et qui se trouvait directement sous le toit qui formait une impressionnante voûte entièrement lambrissée. Un grand meuble plein de tiroirs se tenait là et tout un tas de bazar en désordre. Elle revint sur ses pas et eut le sentiment que quelqu’un la regardait ; elle se retourna, tendit l’oreille, jeta un œil dans la bibliothèque, se raisonna et redescendit l’escalier.

ladie10-11

Elle sortit son appareil photo et commença à prendre quelques clichés. Dans le salon d’abord. Elle eut le sentiment d’entendre encore quelques bruits, de temps à autres, à l’étage du dessus, mais n’y prêtait pas vraiment attention : une maison c’est comme un être vivant, ça vibre, ça résonne, ça craque, en clair, ça fait du bruit. Mais, sans vraiment avoir pris conscience que son angoisse montait, elle  commençait à se sentir comme oppressée et avait l’impression récurrente d’être observée ; mais, chaque fois qu’elle se retournait, elle ne trouvait que les meubles dans son dos.  Lui vint ensuite le sentiment de n’être pas la bienvenue, que quelqu’un, ou quelque chose, voulait la voir partir. Elle se disait que tout cela n’était qu’autosuggestion, qu’elle avait eu peur quand elle avait sursauté et que maintenant ses émotions étaient aux aguets. Puis elle se mit à éviter les pièces les plus sombres et repassa en vitesse le premier étage plongé dans l’obscurité et où elle ne se sentit plus aussi à l’aise. Elle trouva, car la pièce lui avait fait forte impression, le courage de remonter jusqu’à la bibliothèque, mais n’y resta pas longtemps, et, comme poussée dehors, finit par redescendre et se retrouver à l’extérieur. Mais, même dans le jardin, la désagréable impression de n’être pas seule persistait et elle n’osa pas lever les yeux vers les fenêtres : elle avait la sensation qu’elle y trouverait un visage la fixant avec colère et qui allait lui ordonner de quitter la propriété sur le champ, qu’elle n’avait rien à faire ici. C’était bien la première fois qu’elle ressentait ce genre de chose.

Il faisait froid et le brouillard était bien plus épais désormais : il rendait l’atmosphère lourde, étouffante, gommait les contours des arbres les plus proches, estompait complètement les plus éloignés, n’en laissant apparaître que le tronc et les branches les plus épaisses et tout le reste du monde disparaissait dans ses volutes vaporeuses. Le silence qui régnait dans le parc se faisait maintenant lugubre. L’atmosphère n’était pas accueillante et elle n’arrivait pas à se défaire des appréhensions dont elle s’était laissé envahir. Elle jeta un œil dans la direction de l’autre bâtiment aperçut plus tôt, mais le brouillard était trop épais à présent et elle se découragea. Je pourrais toujours revenir un jour où il fera beau, avec ce temps c’est raté pour les prises de vue en extérieur, se dit-elle. Et puis, je n’ai plus très envie de poursuivre.

Emilie rebroussa donc chemin à travers les ronces et les herbes folles et se retrouva vite de l’autre côté du grand portail. L’éloignement aidant, l’oppression de ses sentiments avait fortement réduit et elle était à deux doigts d’y retourner, attirée comme un aimant par l’expectative d’en découvrir plus. Une telle curiosité l’animait qu’elle se sentait à nouveau capable de faire face à une montée d’adrénaline ou à la sensation d’être observée ; mais elle entendit son ventre gargouiller et se rendit compte qu’elle avait une faim de loup. Elle consulta l’heure et constata avec surprise qu’elle avait passé près de quatre heures sur les lieux ! A 14h30, normal d’avoir faim, se dit-elle et elle se souvint de la barre de céréales qu’elle transportait dans son sac à dos.

Je reviendrais et cette fois, je prendrais mon trépied. Résolut-elle.

Il se mit à pleuvoir et Emilie rejoignit sa voiture au pas de course. Elle était encore toute étourdie par son périple et la beauté fanée du lieu, le resplendissement révolu de chaque élément de décoration, de chaque objet enfermé dans l’écrin ruiné de ce manoir. Cela la dépassait qu’on puisse laisser un tel bâtiment à l’abandon et à la voracité charognarde des pilleurs et des vandales. Elle avait hâte de rentrer et de regarder ses clichés, tranquillement installée devant son pc, le chauffage à fond et emmitouflée dans son gros pull de laine de cocooning. Elle gardait tout de même un petit étonnement mêlé de surprise de s’être laissé envahir par des idées comme celle de se sentir épiée, repoussée par quelque chose qui ne la voulait pas sur les lieux. Sans être complètement hermétiques à ce genre d’idées, c’était la première fois qu’elle en faisait l’expérience.

Emilie rentra et grignota quelques restes de fromage, son met favori, devant sa petite fenêtre qui ouvrait sur le monde : son ordinateur. Elle y « googla » Prosper Bauval. Elle trouva « Industriel et homme politique français né le 8 mars 1846 à Méry sur Oise (Val d’Oise) et décédé le 28 décembre 1930 à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Propriétaire d’une sucrerie-distillerie de betterave. Député de Seine et Oise de 1902 à 1906 ». Une photographie d’un vieil homme en redingote et cravate noires, chauve et à la moustache épaisse et blanche accompagnait la description. « Bonjour, M. Bauval » prononça Emilie à voix haute. Puis elle s’attaqua à un nouveau morceau de beaufort.

Elle eut beau chercher, elle ne trouva rien d’autre sur le bonhomme. Elle tomba, après quelques heures d’investigation mêlées de déambulations hors sujet, sur un petit article dans un journal local se désolant de l’état d’abandon dans lequel se trouvait le manoir, décrit comme un trésor du patrimoine régional. « La propriétaire résiderait à Paris et aurait volontairement laissé les lieux se dégrader », d’après le journaliste. Étrange, se dit Emilie.

Soudain, elle se souvint de son appareil photo. Elle se jeta sur le sac à dos qu’elle avait négligemment laissé tomber près de la porte d’entrée et en sortit le petit appareil. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la carte mémoire fut insérée dans le lecteur de son ordinateur.

Elle passa en revue les images, s’arrêtant ici ou là pour noter les zones surexposées ou qui auraient, au contraire, mérité un peu plus de temps d’exposition ; elle jugeait la pertinence des cadrages, fit un tri des photos qu’elle trouvait les plus réussies, supprima les clichés ratés, nota mentalement les prises de vue qu’elle aurait pu ou dû réaliser, celle qu’elle voulait refaire, en modifiant tel ou tel réglage et se promit de se rattraper lors de sa prochaine visite. Elle effectuait un second visionnage quand elle nota une anomalie sur une photographie de l’escalier. Une tache blanchâtre semblait se détacher du fond sombre en haut des marches, près de la fenêtre. C’était diffus, translucide, sans contours net, sans forme. Emilie regarda l’image avec attention, puis se dit que cela pouvait très bien être un reflet dû à la proximité de la fenêtre et qu’un rayon de lumière avait pu frapper la lentille et donner cette tâche plus claire dans le coin de l’image. Elle passa à la photo suivante, ne voulant pas y voir quelque chose de particulier, mais quelques images plus loin, elle crut reconnaître le même genre d’anomalie. Cette fois, cela lui sauta aux yeux d’emblée, il n’y avait pas de fenêtre qui faisait face à l’objectif. Emilie agrandit la photo et zooma sur la forme allongée. Elle semblait en mouvement, comme si une large source lumineuse avait tracé un trait vers le haut. Le reste de l’image était nette, ce n’était donc pas elle qui avait bougé au moment de la prise de vue. Elle reconnut l’endroit : juste devant l’entrée de la bibliothèque. Là où avait retentit le bruit qui l’avait fait sursauter. Là où elle s’était sentie observée la première fois. Là où elle avait subitement été prise de l’envie de sortir de la bâtisse. Un frisson lui parcourut l’échine malgré son gros pull et le chauffage poussé à fond. Merde ! Pensa-t-elle. Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose là bas ? Ses appréhensions lui revinrent en tête. Quelque chose m’a peut être vraiment épiée et fait comprendre que je n’étais pas la bienvenue… Se dit Emilie. Elle se retourna soudain à un bruit derrière elle, mais ce n’était que son chat qui avait poussé la porte pour la regarder d’un air de reproche. Sa gamelle devait être vide. « Oui Marron, je vais te donner à manger ! » lui adressa-t-elle en riant de son propre sursaut. Un dernier coup d’œil à son écran lui donna malgré tout un relent de chair de poule et elle ferma le dossier de photos.

Elle alluma la télévision pour se sentir moins seule, la regarda un peu, d’un œil, tout en vaquant à des occupations très terre à terre comme la vaisselle ou le lave-linge. Plus tard, elle la laissa tourner tout le temps de se cuisiner une soupe de légumes pour son repas du soir. Le silence était trop empli de petits bruits qui lui semblaient suspects. Ses sens étaient hérissés, à l’affût d’un craquement, d’un souffle dans sa nuque, d’un grincement de porte : tout à coup, tout était emprunt de surnaturel. Elle essayait de se raisonner, ne voulait pas se laisser envahir, mais les minutes qui passaient ne mettaient aucune distance entre elle et ses appréhensions, bien au contraire, c’est comme si chaque seconde qui passait leur permettaient d’avoir plus d’emprise et de resserrer leurs longs doigts froid autour d’elle.  Ah je voulais de l’aventure ! Se sermonna t-elle. Ben en voilà de l’aventure ! Elle prit une douche rapide, le rideau de douche ouvert et tant pis pour les éclaboussures, elle redoutait trop ce qui pouvait se passer derrière la toile qui la rendait aveugle au reste de la pièce et se mit au lit. Marron s’installa à ses pieds et elle tenta bien de le faire se coucher plus près de sa tête, mais celui-ci s’obstina à retourner entre ses jambes. Elle le surveillait du coin de l’œil, ouvrant une paupière à demi de temps en temps, les chats étant réputés pour sentir l’approche d’une entité surnaturelle. Elle n’y croyait qu’à moitié, mais là, seule dans le noir, à ce moment précis, elle aurait pu croire à n’importe quoi : elle était terrifiée.

 

Elle eut du mal à trouver le sommeil.

Elle croyait entendre des soupirs, des pas, un coup dans un meuble. Marron, lui, dormait du sommeil du gros matou qui était exceptionnellement invité à dormir avec sa maîtresse. De temps en temps il s’étirait langoureusement, ou serrait ses pattes avant croisées contre sa tête comme s’il s’étreignait dans un gros câlin auto satisfait. Elle finit bien par s’endormir, mais ne connut pas vraiment un repos tranquille : quelques angoisses avaient traîné de-ci de-là parmi ses songes. Elle ne se souvenait pas vraiment de quoi elle avait rêvé, mais elle n’en garda pas un bon souvenir. Le lendemain matin, elle se trouva bien bête de s’être laissé impressionner par deux petites taches blanches sur des photographies et se promit de ne plus y penser. C’était toujours plus facile, quand il faisait jour, mais après tout, se disait-elle, il ne s’était rien passé de toute la nuit, non ? Donc il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Elle se mit même à envisager une nouvelle visite au manoir, pour y terminer son exploration avortée.



[1] Urbex (contraction anglosaxonne d'exploration urbaine) est une pratique photographique (essentiellement mais pas seulement) qui consiste à pénétrer dans des friches industrielles et des bâtiments abandonnés comme des hôpitaux, des châteaux et diverses usines.

[2] Personne qui pratique l’urbex.

[3] C’était une froide veillée comme une brume s’élevait des tombes

Et les chouettes hululaient clamant notre damnation.

Regarde et vois ! Des ombres qui marchent ;

Les morts appellent.

C’est la nuit des morts-vivants…

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Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
  • Emilie, écrivain et amatrice d'urbex, visite un manoir abandonné qui la mènera dans une enquête sur un meurtre qui date de plus de cent ans. Quels secrets cachent les fantômes qui hantent la vieille demeure?
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