Depuis les quelques jours qu’elle était arrivée chez les Bauval, Violette avait fait connaissance avec le rythme de la maisonnée, mais surtout celle de Célestine, la cuisinière, avec qui elle passait le plus clair de son temps : on aurait aussi bien pu lui verser des gages d’aide de cuisine !
A 6h, Jeanne, la bonne, sortait de sa chambre et descendait la première, une petite lanterne à la main. Elle allumait le feu dans la cuisinière, préparait le petit déjeuner et montait de l'eau à l’étage pour la toilette des domestiques - les deux salles d'eau utilisées exclusivement par M. Bauval et Angèle étaient alimentées en eau courante depuis l'année précédente, lui avait expliqué Célestine, ce qui avait grandement soulagé la pauvre Jeanne qui devait auparavant, quand Angèle voulait prendre un bain, remplir la baignoire avec des seaux d'eau remplis à la cuisine, quand aujourd'hui elle n'avait plus qu'à y transporter quelques seaux d'eau chauffée sur la cuisinière pour que le bain soit à une température agréable-
A 7h, tous les domestiques se retrouvaient dans la cuisine pour prendre leur petit déjeuner. Jeanne et Armand s’entendaient comme cul et chemise et la bonne humeur se Célestine la rendait sympathique à tous. Violette se rapprocha tout naturellement de cette dernière car les deux autres lui vouaient une rancune dont elle ne connaissait pas l'origine mais qu’elle avait décidé d’ignorer. Une chose l’intriguait malgré tout : est-ce que Jeanne connaissait vraiment son passé peu honorable, ou avait-elle simplement voulu lui lancer une insulte visant à la rabaisser quand elle l’avait appelée une « horizontale » ? Et, si elle savait pour ses activités parisiennes, elle avait sans doute partagé ces informations avec Armand pour qu’il la traite si mal à son arrivée ! Et ces informations, les tenait-elle de M. Bauval lui-même ? Avait-elle fouiné, trouvé et lu ses lettres échangées avec lui? Qu’est-ce qui aurait bien pu la trahir dans ses courriers ? Non, le plus probable était que Jeanne, qui jalousait certainement son allure de dame plutôt que de domestique, avait voulu la piquer d’une remarque acerbe. Violette se résolut donc à ne pas tenir compte du commentaire de la bonne, et de faire comme si elle ne savait rien.
Elle avait manqué le petit déjeuner le lendemain de son arrivée, s’étant réveillée trop tard – sa vie parisienne l’avait habituée à d’autres horaires – et ne pouvant compter sur Jeanne, qui déjà la détestait cordialement, pour donner un petit coup à sa porte et la réveiller ; aussi Célestine lui avait donné une tasse de café et des tartines, en cachette de Jeanne, quand Violette s’était présentée dans la cuisine à 8h30.
«Je vous ai laissée dormir, lui expliqua-t-elle, car le voyage a dû être fatigant et il vous faudra des forces pour prendre la pose » et elle avait mimé, ses petits bras boudinés levés de manière théâtrale au-dessus de sa tête et ses deux énormes mamelles poussées en avant, une pose qu’elle imaginait sans doute sensuelle, mais qui était surtout comique. Cela fit rire Violette, et elles devinrent amies dans l’instant.
A 7h30 Jeanne réveillait ses maîtres. A 8h elle leur servait le petit déjeuner dans le grand salon, Armand filait alors à ses travaux de jardinage qui l’occupaient tous les matins et Célestine prévoyait ses menus avant de partir pour le marché ou l’épicerie sur les coups de 9h. Là, M. Bauval était déjà monté dans sa bibliothèque où il travaillait toute la matinée à ses affaires, Mademoiselle Angèle s’adonnait à ses occupations de jeune bourgeoise respectable, qui, quelles qu’elles fussent, demeuraient mystérieuses à Violette qui ne l’avait pas encore croisée ; quant à Jeanne, elle procédait à son balayage quotidien du rez-de chaussée.
Une fois ou deux, Violette avait accompagné Célestine à l’épicerie, dans le bourg. Elle avait apprécié cette promenade bienvenue qui lui avait permis de découvrir les environs, et de croiser de nouvelles têtes.
La maison des Bauval était excentrée par rapport au bourg, et c’est ce qui leur avait permis de jouir d’un si grand parc, car dans le village, les vieilles petites maisons de pierre et de torchis étaient serrées les unes contre les autres et ne disposaient que de peu de terrain. Là, elles avaient croisé quelques domestiques des maisons voisines, mais surtout, Violette avait rencontré Madeleine Pinget, l’épicière.
Cette dernière aurait pu tenir une chronique sur l’histoire de la région et de ses habitants, la prévint Célestine. « Elle connaît tout le monde, et, allez savoir comment elle se débrouille, elle sait tout, et surtout ce qu’on l’on aurait aimé garder secret!”
Violette en conçut une petite inquiétude quant à son passé sulfureux, mais se composa la même attitude que face à Jeanne, et s’apprêta à démentir toute rumeur de vie dissolue.
« Une dernière chose, ajouta Célestine : vous allez voir, c'est un vrai moulin à paroles! » Et elle poussa la porte de la boutique qui fit tinter une clochette qui résonna d'un son aigu.
« Oh! Regardez qui voilà! Mais vous devez être le modèle! » S’écria Madeleine, une petite femme rondelette vêtue d’une robe à fleurs, se précipitant hors de son comptoir dès qu'elle aperçut la nouvelle tête qui accompagnait Célestine.
« Venez un peu par ici que je vous observe!” Elle s’approcha les bras tendus en avant pour lui saisir les mains et les lui lever, la faisant pivoter sur elle-même. « Mais que vous êtes charmante! N’est-ce pas qu’elle est charmante? » fit-elle à l’adresse de Célestine et des deux autres clientes qui étaient là et qui acquiescèrent. « Et regardez-moi cette toilette! Oh ! Et ce parfum ! C’est de la violette, non ? » Elle tâta du bout des doigts la qualité du tissus de sa manche. « Vous avez tout l’air d’une Dame! » Puis, à Célestine « Vous nous amenez là un petit trésor d’élégance! » La grosse femme qui rengorgea sous le compliment.
« C'est que Violette nous arrive tout droit de Paris! » Précisa Célestine.
« Mais oui! Mais oui! » Insista Madeleine pour les clientes incrédules qui regardaient maintenant Violette, propulsée au rang de personnalité locale, avec des yeux de merlan frit.
Madeleine n’attendait visiblement pas de retour à ses commentaires, et poursuivit à la même cadence, se tapant sur les cuisses pour souligner ses propos.
« Ce Monsieur Bauval, tout de même, quel énergumène! Il n’en n’a pas fini de faire causer le village avec ses idées farfelues! » Elle se tenait maintenant au beau milieu de sa boutique, comme si, pour la nouvelle venue, il fallait qu'elle se donne en spectacle et s’adressait à la cantonade, regardant tantôt les unes, tantôt les autres de ses clientes.
« Vous souvenez-vous de sa lubie pour les insectes? »
Les clientes hochèrent la tête de concert.
« Oh! Qu'il était comique à regarder! À quatre pattes dans les buissons qu'il était, tantôt au beau milieu du village, tantôt dans les champs, à capturer chaque petite bête qui croisait son chemin dans des bocaux de verre qu'il montrait ensuite à tous les gamins des environs, donnant de véritables cours de sciences naturelles au beau milieu des rues!
-Un jour, je l'ai même trouvé dans les parterres de Monsieur! Renchérit une petite femme maigrichonne en tablier d'un bleu passé. Dieu qu'il m'a effrayée!
-Mais oui! Reprit une autre, je me souviens de l'avoir vu, prêt à tomber à la renverse dans le puits de la mère Michaud pour attraper des crapauds! Que pouvait-il bien vouloir en faire, je vous le demande? Une décoction magique, peut-être? »
Madeleine poursuivit son récit.
« Après ça, ça a été la botanique comme il disait! Alors là, il passait des heures à arpenter les jardins, les bords de route et les ruisseaux un calepin à la main, des crayons et des boutures plein les poches! On le trouvait partout à dessiner les fleurs, les arbres, les plantes avec mille et un détails que même en y regardant à deux fois vous n'auriez su percevoir! Et alors quand il commençait à vous en parler, c'était avec des noms compliqués en latin ou en je ne sais quel charabia! Pour ma part, je n‘ai jamais rien compris à son baragouin! Mais il faut croire qu’à présent c’est un tout nouveau genre de belle plante qui suscite son intérêt! » Fit-elle en gratifiant Violette d’un regard en coin, déclenchant les rires des spectatrices, et celui de Célestine.
Violette sourit et effectua une petite révérence comique pour accentuer le propos.
Madeleine enchaîna.
« Oh! N’allez pas croire qu'il n'est point apprécié, ce bon M. Bauval! Il a toujours le mot gentil, et il est fort aimable. C'est simplement un personnage à part. D’autant que, et là elle prit le ton de la confidence, bien que de nouvelles têtes soient venues grossir le cercle de ses auditrices, si Bauval est si fantasque, il ne le doit, d'après moi, qu’à ses origines, car, je ne sais pas si vous connaissez son histoire, mais, je tiens ça de la mère de ma nourrice qui l'a connu tout jeune, Monsieur Bauval n'est pas né bourgeois. »
Elle laissa un silence après sa tirade pour ménager son effet. Certaines clientes s'étaient rapprochées pour profiter de la causerie, d'autres, qui avaient dû entendre cette histoire cent fois, discutaient dans un coin de la boutique ou regardaient les produits sur les étagères derrière le comptoir, un doigt sur la bouche pour mieux réfléchir.
« Allez, mais racontez donc! La pressa une grande brune en sabots.
-Mais oui, allez, vous nous faites languir! Renchérit la maigrichonne en tablier bleu. »
Madeleine eut un sourire triomphant devant l'envie suscitée dans l'assistance et, les poings sur les hanches, continua ainsi : « Monsieur Bauval est né dans une famille de paysans de Méry-sur-Oise! Eh oui! Des sans le sou! Dame! Et la mère a rien trouvé de mieux que de pondre une tripotée de gamins braillards, sales et affamés, une bonne douzaine d'après ce que j'en sais, qu'on envoyait plus souvent aux travaux de la ferme que sur les bancs de l'école, car, le père étant un ivrogne, si c'était pas les gamins qui prenaient soin de la ferme, les vaches auraient aussi bien pu mettre bas au milieu de la cuisine et les poules pondre dans la huche à pain! »
Il y eut des hoquets de surprise et des sourcils incrédules haussés, comme lorsque l'on échange des ragots de premier choix, mais, d'après les murmures que Violette put entendre échangés entre les participantes, tout le monde ou presque connaissait déjà cette histoire. C'était comme assister à une mauvaise représentation de théâtre que l'on a déjà vu dix fois, mais que l'on prend plaisir à entendre encore et encore. Après un nouveau silence, Madeleine reprit.
« Le petit Prosper, qui était l'avant dernier garçon de cette misérable famille, pour le peu qu'il avait fréquenté l'école, avait réussi à se faire remarquer par des aptitudes hors du commun. Il apprenait vite, et il aimait ça! Le maître d'école, que j'ai connu moi-même, M. Poret, un brave homme, faisait des pieds et des mains pour que le petiot vienne plus souvent en classe. Il rendait visite aux parents, les suppliait de laisser une chance au môme d'avoir une vie meilleure, leur disait qu’il fallait qu’il aille jusqu’au baccalauréat, mais il n'y avait rien à faire! Et pendant que le père cuvait dans la grange, le bec à même la pipe[1] de vin, le gamin passait le plus clair de son temps dans le fumier, au milieu des poules, ou à dépecer des lapins. »
Il était incontestable que Madeleine avait des dons de conteuse, car l'assemblée l'écoutait dans un silence religieux, les oreilles suspendues à ses lèvres roses. Violette elle-même n'en perdait pas une miette.
Madeleine arpentait sa boutique en long et en large comme elle continuait son récit.
« Et puis un jour, les Bauval sont venus s'installer dans les environs. M. Bauval père était un riche industriel qui possédait déjà plusieurs distilleries dans l'Oise, et qui en faisait construire une nouvelle près de Pontoise. C'était un couple vieillissant, et surtout sans enfant, pour le plus grand malheur de Mme Bauval! Celle-ci s'en plaignit au curé, qui le raconta à M. Poret, et voilà comment, de fil en aiguille, le petit Prosper se trouva confié, moyennant une rente mensuelle de 20 F qu'il fut convenu de verser aux parents jusqu'à la majorité du petit, à la famille Bauval, dont il porte aujourd'hui le nom et dirige les affaires!
-Quelle histoire! Fit la grande brune en sabots.
-C'est digne d'un conte pour enfants! S'exclama une autre.
-Vous comprendrez, ajouta Madeleine à l'attention de Violette, que le petit Prosper en grandissant, bien qu'il ait appris à vivre en bourgeois, n'en n'ait pas moins conservé dans sa chair les vices et les travers de ses origines. On dit qu'il s'en passe de belles, lors des soirées où il reçoit ses amis écrivains ou artistes… N'est-ce pas Célestine? »
La grosse Célestine roula des yeux ronds.
« M'en parlez pas! La semaine dernière encore, il m'a ramené de ces herbes à l'odeur forte pour préparer son dawamesk[2]!
-Son quoi? Grimacèrent plusieurs commères.
-Oh! Reprit la cuisinière, c'est une espèce de sirop gras et épais à l'odeur entêtante qu'il appelle aussi sa confiture verte. Il en met dans son café, il dit que ça le rend créatif!”
Toutes éclatèrent de rire dans des plissements de nez dégouté et autres mimiques cocasses.
« Ça le rend surtout maboul, oui! » Fit Célestine d'un ton réprobateur et sous les rires qui reprirent de plus belle.
« Et bien souvent, quand il m'en demande, c'est que la bande ne va pas tarder à se réunir de nouveau, et alors là, on va encore en passer, une soirée! » Fit-elle d'un air désabusé, en mettant la main sur le bras de Violette pour l'inclure dans ses prédictions.
Une fois les esprits revenus au calme, chacune retourna à ses petites emplettes et Madeleine à ses affaires derrière son comptoir. Célestine demanda son kilo de farine pour le repas du midi, et récupéra sa commande de la semaine passée pour le fameux dawamesk : pas moins de quatre livres de beurre, des pistaches, du miel et des épices: vanille, cannelle, ainsi que certaines dont Violette n'avait jamais même entendu parler comme la cardamome et la badiane. Célestine les lui fit sentir et leur parfum lui fit l'impression d'un véritable voyage dans des contrées lointaines.
De retour à la maison la journée se poursuivait et de 10h30 à 11h30, Jeanne s’offrait une pause, lisant son journal à la cuisine ou dans sa chambre : privilège accordé par M. Bauval pour ses bons et loyaux services qui duraient depuis une quinzaine d’années. D’après Célestine, cet avantage avait été négocié sur l’oreiller. Car, ce n'était un mystère pour personne, M. Bauval, tout artiste qu'il était n'en restait pas moins un homme et lorsque la nature le rappelait à ses besoins naturels, il allait au plus près et Jeanne remplissait ce devoir comme si cela incombait à sa fonction.
La cuisinière préparait pendant ce temps-là le repas du midi, avec l’aide de Violette, depuis huit jours. Celle-ci se cantonnait à éplucher les pommes de terre, couper des carottes, écosser des petits pois, ou tourner le contenu d’une casserole, mais elle aimait la compagnie, et Célestine appréciait le coup de main.
Et puis, la cuisinière était bavarde et cela permettait à Violette d’en apprendre davantage sur les uns et les autres.
Celle-ci lui confia ainsi que M. Bauval était veuf depuis une dizaine d’années. Mme Bauval, qui n’avait jamais été bien vaillante, souffrait de phtisie[3] et y succomba lorsqu'Angèle n’était encore qu’une enfant. Monsieur, tout à ses passions, ses recherches et ses affaires, n’avait même pas eu l’idée de se remarier ; et puis, il avait Jeanne sous la main pour assouvir ses besoins les plus pressants.
« Pourtant, la petiote aurait bien eu besoin d’une mère, se désola la grosse femme en brandissant son bouquet de persil, m’est avis qu’elle ne serait pas si naïve si elle avait bénéficié de l’influence d’une maman gentille et aimante, pour sûr ! » Elle baissa la voix pour ajouter, la bouche dissimulée derrière sa cuillère en bois « Parce que ce n’est pas la Jeanne qui l’aidera à se dégourdir ! Non pas qu’elle n’ait point d’affection pour la petiote… Quoique… Enfin, quelles drôles d'idées a-t-elle bien pu fourrer dans le crâne de la gosse ? Quand on connaît sa mentalité fourbe ! Ça et sa bigoterie ! » Elle jeta un œil à droite puis à gauche avant d’ajouter « Je me suis laissée dire que ça l’arrangeait bien, la Jeanne, que la petiote garde son esprit d’enfant. Vous comprenez, tant qu’elle n’a pas fait son entrée dans le monde et qu’elle ne côtoie pas d’autres femmes, elle est plus facile à manipuler… »
Violette se sentait intriguée par le personnage d’Angèle. Elle qui avait été projetée si jeune dans le monde des adultes, par le travail d’abord, à l’âge de treize ans, quand son père l’avait, sans plus d’explication, conduite chez sa première maîtresse pour y occuper la place de bonne à tout faire ; dans sa chair ensuite, quand, un jour de foire, alors qu’elle allait sur ses quinze ans, un fils de paysan l’avait couchée dans les foins et avait fait son affaire sans prêter attention à ses protestations ; elle qui avait dû grandir si vite pour survivre avait du mal à envisager qu’à dix-huit ans Angèle puisse encore regarder le monde avec sa naïveté d’enfant.
Et plus Célestine lui parlait d’elle, plus elle aiguisait son envie de rencontrer la jeune femme.
La cuisinière expliqua encore qu’il y avait longtemps que Monsieur avait délaissé l’éducation de sa fille, « non pas par manque d’amour, mais plutôt par une espèce de négligence naïve qui fait que les hommes pensent que les femmes sont des fleurs qui s’épanouissent d’elles-mêmes sans qu’on n’ait rien à y faire, sans qu’elles n’aient rien à apprendre. Dieu sait qu’on peut aimer et s’y prendre comme un manche ! » Se moqua la cuisinière.
Violette découvrait en Célestine la sagesse des femmes qui ont vécu, qui ont vu et compris quand d’autres ne font que se voiler la face. Elle se sentit proche de sa façon de raisonner, elle qui avait aussi dû observer et apprendre du genre humain pour mener la vie qu’elle avait choisie à Paris.
« Tenez, par exemple, si le percepteur ne vient plus lui donner de leçons, ce n’est que parce que la Jeanne, qui tient les comptes de la maison d’une main crochue, a prétexté que c’étaient là d’inutiles dépenses pour une jeune fille et que M. Bauval s’est bêtement laissé convaincre ! C’est bien les hommes, ça ! Si c’est pas dommage ! Une enfant qui aimait tant apprendre ! Angèle a toujours été trop docile pour se rappeler à la mémoire de son père » ajouta-t-elle en épluchant un oignon qui lui tira une larme qu’elle essuya d’un revers de main, « et c’est toute seule qu’elle s’est instruite dans les encyclopédies de son père ! Si c’est pas malheureux !» Se désespéra Célestine. « Et puis, c’est-y dans les encyclopédies qu’elle apprendra comment devenir une femme ? Je vous le demande ! » Dans son emportement, elle agitait un couteau sous le nez de Violette qui recula prudemment.
La grosse bonne femme était scandalisée, mais aussi pleine de tendresse pour ses maîtres, et c’est son affection seule pour Angèle qui la poussait à se révolter devant les choix malheureux de son père.
Elle poursuivit en racontant comment Angèle avait eu pour habitude de venir souvent la visiter à la cuisine, plus jeune, car « elle voulait s’instruire de la manière dont étaient préparés les délicieux repas qu’on lui servait. »
« C’est-y pas mignon ? » Sourit Célestine.
« Elle posait tout un tas de question, voulait savoir le pourquoi, le comment, et surtout, elle voulait apprendre à le faire par elle-même. Il n’y a pas une question qu’elle ne m’ait épargnée ! » Sourit la cuisinière les yeux dans le vague. « Quelle curieuse enfant… Elle viendrait encore aujourd’hui, si Jeanne ne le lui avait pas interdit ! » La colère la reprit. « Elle a été prétexter qu’une jeune fille de bonne famille ne devait pas traîner ses jupes dans une cuisine ! Peste de cette bonne femme ! » Jura-t-elle.
Comme Violette lui en demandait plus sur M. Bauval, elle lui dit « M. Bauval est un personnage, un original, comme Madeleine l’a si bien dit et, même s'il y prête peu d'attention, cela ne lui attire pas que de la sympathie dans le voisinage. C'est un artiste, voyez-vous ! Et s’ils sont tous comme notre maître alors ils peuvent être difficiles à comprendre. Mais vous devez bien le savoir, ajouta-t-elle avec un coup de coude, vous qui venez faire le modèle ! Oh! Il a bien quelques mauvaises habitudes, mais quel homme n’en n’a pas, hein ? Vous verrez, ce n’est pas un méchant homme. »
A 11h30, le dîner des maîtres était servi par Jeanne et lorsque celui-ci était terminé c’était au tour des domestiques de se restaurer, toujours à la cuisine. Violette prenait ensuite son service à 13h et faisait le modèle pour le photographe pendant que le reste de la maisonnée vaquait à ses occupations.
Violette n’avait pas eu l’occasion de croiser M. Bauval avant l’après midi du deuxième jour et il l’avait accueillie avec une chaleur qui l'avait réjouie. Il lui fit visiter son atelier de photographie avec une courtoisie qui lui fit presque penser qu’elle s’était trompée en empruntant l’entrée de service la veille : elle aurait aussi bien pu se prendre pour une invitée de la famille.
L’atelier se situait dans la grande bâtisse au milieu du parc où il lui montra ses appareils à photographier, le laboratoire où il développait les photos, et toute une collection de costumes qu’il s’était procurés pour faire des « mises en scène » qu’il avait dit. « Vous serez tantôt une danseuse orientale, tantôt une princesse du Moyen Age, ou Cléopâtre ! » s’était-il amusé. M. Bauval s’adressait à elle sur un ton bon enfant qui avait tôt fait de mettre Violette à l’aise.
Jusqu’ici, il l’avait fait poser en écuyer médiéval, avec un pourpoint de velours et des chausses trop larges qui n’avait fait que glisser sur ses cuisses ou en déesse grecque, vêtue d’une longue toge blanche et de couronnes de fleurs à l’intérieur du parc. Pour l’instant elle posait dans le jardin, au milieu des rosiers, devant les buissons, ou encore au pied d’un arbre où l’on avait accroché des voiles qui ondulaient dans la brise, mais M. Bauval lui dit qu'il voulait faire construire à Armand des décors de bois et de carton pour accueillir des saynètes en images écrites par lui-même. « J’ai un ou deux amis qui seraient ravis d’enfiler un costume pour vous accompagner dans mes épopées » lui expliqua-t-il.
Les séances de pose duraient jusqu’à 17h, où Jeanne servait le thé à l’ombre des arbres, dans le salon de jardin en fer forgé. Violette était alors libre de retourner à la cuisine pour écouter le babillage incessant de Célestine, ou de se promener dans le parc. A vrai dire, personne ne semblait se préoccuper de la manière dont elle occupait son temps entre les séances de pose.
A 18h, Jeanne servait le souper des maîtres dans le grand salon, et à 19h les domestiques se restauraient à leur tour. Après le repas, M. Bauval remontait travailler dans sa bibliothèque et Mademoiselle Angèle s’occupait à ses petites distractions -d’après Célestine elle jouait encore à la poupée – Célestine quant à elle faisait la vaisselle et préparait la cuisine pour le petit déjeuner du lendemain, et tout le monde allait se coucher une fois ses tâches accomplies.
En ce neuvième jour chez les Bauval, donc, Violette attendait, en tenue de danseuse exotique - M. Bauval l’avait couverte de plumes, de breloques clinquantes et de grelots qui décoraient ostensiblement sa jupe faite de couches superposées de mousseline qui ceignait sa taille et lui descendait jusqu’aux chevilles, ainsi que le bustier qui lui laissait le nombril à l’air - pendant qu’il effectuait les réglages sur son appareil à photographier. Il faisait chaud et le soleil cognait, aussi Violette s’était trouvé un coin d’ombre sous un noisetier pour patienter : elle avait pu constater, la veille, que la mise en place pouvaient durer très longtemps, et elle ne souhaitait pas laisser le soleil altérer son « teint de lait » comme l’avait décrit M. Bauval.
Elle était donc là, dans son petit coin de fraîcheur à s’éventer avec la main quand elle entendit fredonner la voix d’une jeune fille. Elle tourna la tête dans la direction du bruit et tendit le cou, mais comme elle ne voyait toujours rien à l’exception des parterres de fleurs, elle quitta son coin d’ombre et fit quelques pas dans l’allée. Là, à l’écart du chemin, elle entrevit d’abord une petite construction qu’elle n’avait pas encore remarquée, comme une maison miniature dans les buissons, dont les murs en ciment étaient moulés de manière à imiter le bois des troncs d’arbres. Elle approcha sans bruit, préférant marcher dans l’herbe pour ne pas faire crisser les graviers sous ses pas. Elle s’avança comme on approche un animal sauvage, avec des gestes lents, et dans un silence tout relatif car les grelots qui pendaient à ses hanches ne cessaient de produire de petits tintements ; mais on ne semblait pas l'entendre, et le fredonnement continua.
La maisonnette était munie d’une petite porte percée de quatre carreaux et son toit était surmonté d’un chapeau pointu identique à un clocher, ce qui lui donnait une stature imposante malgré sa taille réduite. La porte était entrouverte et les fredonnements venaient de l’intérieur. Un petit rire s’en échappa et un gros chat vêtu d’un petit manteau de velours vert sortit en courant, les yeux grands comme des soucoupes. « Oh, non ! Minou ! Reviens mettre ton chapeau ! » Mais le chat était déjà loin. Encore ce rire. Un petit rire doux, un rire sorti du nez, vif et frais. La voix, le ton étaient ceux d’une enfant. Une enfant gâtée. Violette jeta un œil en arrière et aperçut son Prosper toujours le nez dans ses réglages ; elle décida de s’approcher, juste un peu, pour apercevoir quelque chose de ce personnage étrange qu’elle ne connaissait encore que par les dires de Célestine.
Elle voulait percer le mystère de la femme-enfant : ce qu’elle ignorait, enchérit de l’interdiction de Jeanne de s’en approcher lui donnait juste envie d’en savoir plus sur Angèle. Elle voulait au moins mettre un visage sur ce prénom.
Violette pouvait maintenant voir le bas de sa robe, blanche et bordée de dentelles, ainsi que le bout de son soulier. La maisonnette devait être équipée d'un banc, car son pied flottait en l’air en battant la mesure. Violette sentait son cœur battre la chamade comme si elle se préparait à commettre un larcin. Angèle fredonnait de nouveau. Un air lent et léger comme une caresse. Violette ne connaissait que des airs d’opérette et ne reconnut pas celui-ci. Elle se décala sur sa gauche pour en voir davantage, mais il faisait si sombre dans la cabane et la luminosité extérieure était si forte qu’elle n’y distingua rien de plus que qu’une ombre dans le noir. Elle aurait voulu rester encore un peu pour profiter de la musique, l’air chantonné était joli, et la voix plaisante, mais elle entendit la voix de M. Bauval qui l’appelait.
« Mademoiselle Violette ! » Angèle s’arrêta subitement au milieu de sa mélodie et Violette, prise d’un mouvement de panique irraisonné et se sentant rougir, se précipita en arrière, attrapant à pleine main les rangées de grelots pour les réduire au silence, elle fit demi-tour et s’enfuit comme si on l’avait surprise en plein milieu d’un crime.
« Mademoiselle Violette ! » Appela de nouveau Prosper.
Il l’appelait Mademoiselle, comme lors de leur rencontre à Paris, ce qui l’avait déjà frappée à ce moment-là : on donnait rarement du « Mademoiselle » à une lorette, mais lui, oui ; comme pour faire la nique à la bonne société dont il était lui-même issu, comme un soufflet donné à l’étiquette bourgeoise. Cela ne la surprenait plus depuis que Célestine et Madeleine avait mis des mots sur les excentricités de M. Bauval qui s’accommodait, suivant son bon vouloir, des convenances.
« J’y suis ! Nous pouvons commencer ! » Continua-t-il. Violette emprunta de nouveau l’allée d’un pas franc et relâcha ses breloques tintinnabulantes lorsqu’elle s’estima suffisamment éloignée de la maisonnette.
« Me voici ! » Fit-elle tout sourire et esquissant une pirouette pour donner de l’effet à son arrivée. « Oh ! Comme tout cela a l’air compliqué ! Vous devez sûrement être autant savant qu’artiste ! Lança Violette à son photographe, car il fallait toujours flatter son client et elle s’y employait avec assiduité.
-Pensez-vous ! Fit Prosper tel un gamin vantard, c’est surtout le cadrage que je tiens à soigner, et puis aussi, avec cette nouvelle lentille - il montra l’objet du bout du doigt - je dois refaire tous mes calculs de distance focale et de temps d’exposition.
Et le voilà reparti dans ses explications ! Pensa Violette qui continuait à lui sourire malgré sa lassitude.
- Malgré tout, avec le matériel dont nous disposons aujourd’hui, un enfant de cinq ans pourrait en faire autant ! Ce n’est pas comme dix ou vingt ans en arrière, quand il fallait préparer soi-même la solution de bromure d’argent, et utiliser la plaque de verre avant qu’elle ne sèche ! »
Quand il commence, il ne s’arrête plus ! Continua Violette. Et je ne comprends toujours rien à ses histoires de « brochure » d’argent…
Prosper, tout en devisant, lui faisait des signes des mains pour lui indiquer Plus à gauche ! ou Tournez-vous ! Encore un peu, voilà parfait !
-C’était tout le laboratoire qu’il fallait transporter avec soi, poursuivit-il, sous forme miniature et dans des mallettes qui pesaient leur poids ! Et alors par beau temps comme aujourd’hui, les produits séchaient à une vitesse ! Et je ne vous parle pas des flacons mal refermés ou cassés ! Une vraie corvée !
-Oh là là ! J’imagine ! Lâcha Violette avec un air peiné pour avoir l’air de suivre. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait raconter car à vrai dire elle l’écoutait à peine, elle essayait plutôt de percevoir le doux chant d’Angèle derrière les taillis. Elle se sentait si frustrée de n’avoir réussi qu’à en voir le bas de robe et un morceau de soulier, qu’elle aurait pu croire qu’elle avait quitté Paris rien que pour l’apercevoir.
Les mains de M. Bauval parlaient toujours : reculez, non avancez un peu, ne bougez plus !
-Aujourd’hui, les plaques se vendent toutes prêtes, et les sels d’argent sont contenus dans une solution sèche ! Que de progrès ! Et ce n’est pas fini ! J’ai lu dans une revue récemment, que les frères Lumière promettent pour bientôt que les photographies parviendront à rendre la couleur !
Prosper pressa le déclencheur. Le bruit de l’obturateur se fit entendre du son caractéristique que Violette connaissait maintenant très bien. Elle relâcha sa pose.
-Ha ha ha ! Fit Violette qui avait perçu la fin de la tirade. La couleur ? Vraiment ? » Elle minaudait tout en se moquant gentiment.
Prosper lui sourit comme à un enfant qui a dit une bêtise. « Vous verrez. » lui dit-il simplement.
La séance se poursuivit tout l’après midi près des rosiers blancs dont les boutons devaient ressortir de manière intéressante sur l’image d’après M. Bauval. Il lui fit ajouter des plumes, retirer des voiles, puis les remettre, changer de souliers, puis lui demanda de rester pieds nus, de défaire ses cheveux et de les garder libres sur les épaules et la fit jouer avec ses boucles blondes dans des mouvements de bras dignes des danseuses orientales que Violette avait vu quelques fois dans les cabarets parisiens. La modèle prit des poses l’air tantôt provoquant, tantôt lascif, et même un brin mélancolique, le nez dans une fleur ou les yeux levés vers le ciel, à la demande du photographe et sous ses « Ah ! » et ses « Oh ! » admiratifs…
« Prenez un air pensif » lui demandait-t-il. « Boudez un peu, voilà, c’est pas mal, comme ça ! » Violette ne s’était pas doutée qu’elle aurait besoin de tant faire l’actrice pour de simples photographies, mais cela la réjouissait.
« Connaissez-vous les écrits de Baudelaire ? » lui demanda-t-il. « Il y a ce poème, Madrigal Triste qui commence ainsi : Que m’importe que tu sois sage ? Sois belle ! Et sois triste ! » Et il rit comme à une bonne blague. « Ah ! Ces romantiques ! Nous pourrions essayer d’illustrer quelques textes connus, je suis sûr que cela ferait fureur !» fit-il.
L’heure du thé était proche et Violette retourna dans l’atelier pour retirer son costume de danseuse, revêtir sa robe habituelle et s'harnacher dans son corset qui s’agrafait sur le devant, ce qui lui permettait de s’habiller seule. Afin de lui garantir un minimum d’intimité M. Bauval lui avait fait installer un paravent, avec une psyché et coiffeuse, dans le fond de son atelier. Violette n’avait qu’une hâte : retourner fureter du côté de la maisonnette dans le fond du parc, et voir si Angèle y était toujours. Elle qui était si désœuvrée en dehors des séances avec Prosper venait de se trouver une occupation : il fallait qu’elle tente d’approcher la jeune fille.
Elle entendit M. Bauval ranger son matériel à l’autre bout de la grande pièce toute peinte en noir tandis qu’elle réajustait son corsage.
« Voudriez-vous vous joindre à nous pour prendre le thé ? » fit la voix du photographe.
Violette passa la tête hors du paravent décoré de perroquets de toutes les couleurs.
« Angèle et moi prenons le thé à cinq heures, dans le jardin. Précisa-t-il. Voudriez-vous vous joindre à nous ? » Il lui souriait sous sa moustache noire tout en rangeant ses accessoires.
Violette ne s’attendait pas à une telle proposition.
« C’est que… Elle repensa à Jeanne et à la prescription faite par celle-ci de se trouver ne serait-ce que dans la même pièce qu’Angèle. Oui ! Bien sûr !
-Parfait ! Fit Prosper. Nous vous attendrons donc sur la terrasse. » Et il finit de ranger ses boîtes et tout son attirail.
Violette était heureuse de voir le maître des lieux la considérer finalement comme une amie plutôt que comme une employée. Jusqu’ici, elle n’avait pas vraiment su quelle place elle occupait dans la maisonnée et l’attitude de la bonne ainsi que celle du cocher ne l’avaient aidée en rien. Violette pensa à la tête que ferait Jeanne en lui servant le thé à la même table qu’à ses maîtres, et elle étouffa un rire dans ses jupons, terminant de se rhabiller en hâte.
Parler avec une jeune fille de sa génération lui manquait plus qu’elle ne l’aurait cru, et la perspective de se trouver assise à la même table que la mystérieuse Angèle la rendait impatiente, rien que pour la réaction de Jeanne! Elle allait sûrement en faire une jaunisse!
Quand elle ressortit de son petit coin aménagé derrière le paravent, M. Bauval était déjà sorti, et elle traversa la grande salle en fredonnant l’air chanté par Angèle plus tôt dans l’après-midi.
« Lalalaaaalalalaaaaalalaaaaaa »
Elle fit une pirouette à mi-chemin, et reprit en fredonnant « hmmmhmmmhmm… hahaha ! » Elle riait toute seule de la tournure des choses, et s’engagea dans l’escalier vers la sortie.
Sur les consignes de M. Bauval, elle se rendit tout droit sur la terrasse où une table ronde en fer forgé peinte en blanc et percée de mille trous comme une dentelle supportait un plateau garni d’une théière, de deux tasses et d’une assiette de petits gâteaux. Comme elle s’approchait, elle capta le regard noir de Jeanne qui, debout, tendue et droite comme un i dans son tablier blanc, semblait douter de ce qu’elle voyait.
M. Bauval, qui était déjà assis sur une des quatre chaises assorties à la table, lui fit signe d’avancer.
« Ah ! Voilà Violette ! Venez donc! Angèle ne va plus tarder. Jeanne, ma bonne, allez donc voir ce qu’elle fabrique, et dites-lui que nous l’attendons pour le thé. Ah ! Et ramenez une troisième tasse pour Violette ! »
Il semblait que la mâchoire de Jeanne allait se décrocher de sa tête, tant elle pendait d’incrédulité.
Violette allait s’asseoir sur la chaise à la gauche de M. Bauval, puis se ravisa et choisit celle qui était la plus éloignée de son Maître. Elle ne devait plus agir comme la fille aux mœurs légères qu’elle était à Paris. Elle regarda autour d’elle, et elle trouva tout ce qu’elle vit somptueux. L’ombre procurée par la vigne suspendue, le parfum des roses rouge vif tout prêt, la brise qui jouait dans les boucles de ses petits cheveux épars autour de son visage après qu’elle ait refait son chignon à la hâte pour arriver plus vite ; elle se serait crue dans une autre vie que la sienne, transportée dans un rêve.
Elle aperçut Jeanne qui traversait le parc au loin, se dirigeant vers la cuisine, certainement pour y prendre la tasse supplémentaire demandée par M. Bauval. Violette réprima un gloussement.
« Alors, Violette, vous plaisez-vous dans mon beau pays ? Paris ne vous manque pas trop ? Demanda M. Bauval.
-Oh non ! Je veux dire, je me plais beaucoup ici ! Votre maison est vraiment très belle ! Et le parc n’a rien à envier aux plus beaux jardins de Paris !
-Ah ! C’est Armand qui va être content du compliment ! Sourit M. Bauval.
-Dans ce cas, je compte sur vous pour le lui transmettre, fit Violette en badinant.
Jeanne revint et déposa la tasse supplémentaire sur la table. Elle recula d’un pas, restant les bras ballants et l’air renfrogné.
-J’ai été un peu pris par mes affaires ces derniers jours, et je n’ai pas pris le temps de vous accueillir comme je l’aurais souhaité. Mais, à présent, je vais avoir plus de liberté et je vais pouvoir mettre en œuvre mon projet de cartes postales, je vous en avais parlé dans mes lettres. »
M. Bauval craqua une allumette pour allumer un cigare qu’il tira de sa poche, et émit quelques « pof, pof, pof » comme il aspirait la fumée qu’il recrachait aussitôt.
« Je dois justement recevoir dans les jours prochains certains de mes amis qui sont intéressés par ce projet, et qui souhaiteraient y collaborer. J’aimerais vous les présenter. »
M. Bauval tira une plus grosse bouffée sur son cigare, s’adossa à sa chaise et planta ses yeux sur Jeanne qui n’avait toujours pas bougé.
« Eh bien, Jeanne ? Le thé ne va pas sauter tout seul dans les tasses ! »
La bonne attrapa un chiffon pour ne pas se brûler sur l’anse de la théière, et versa le thé dans la tasse se M. Bauval, et dans une deuxième tasse qu’elle plaça devant la chaise vide. Puis elle s’immobilisa, l’air visiblement contrariée. Violette sentit l’ambiance tourner à l’orage, et s’en amusa d’avance.
« Et alors ? Fit M. Bauval. Faudra-t-il que je serve Violette moi-même ? Enfin que vous arrive-t-il ma bonne Jeanne ? »
Les doigts de Jeanne tremblaient sur le chiffon, et elle posa vivement la théière sur la table qui en cracha quelques gouttes de breuvage par le bec.
« Ah ça ! Ça non alors ! Tout ce que vous voudrez Monsieur, mais je ne servirais pas une fille dans son genre ! » Elle tourna les talons et la suite leur parvint de plus en plus éloigné « Ah ! Dame ! Ça non alors ! Et puis quoi encore ? Mais dans quelle maison se croit-elle ? … Non ! Non ! Non !...»
M. Bauval la regarda s’éloigner en tirant une nouvelle bouffée sur son cigare avant de partir dans un rire sonore qui résonna contre les murs de la grande maison derrière Violette. Il rit si fort qu’il s’étouffa presque avec la fumée et que des grosses larmes perlèrent dans ses yeux rougis par l’hilarité. Violette finit par se joindre à lui et se servit du thé toute seule.
Lorsque M. Bauval se calma, il essuya ses larmes d’un gros index, et c’est là que Violette nota la présence d’Angèle près de la table.
[1] Grande récipient de bois de capacité variable selon les régions (jusqu'à 410 litres), qui sert à stocker les alcools.
[2] Extrait gras à base de beurre où l’on a fait infuser des feuilles et des fleurs de cannabis et que l’on agrémente de miel, d’amande, de purée de datte ou de pistaches, et de divers épices selon les goûts. Se consomme dans le café, de l’eau chaude, ou à la cuillère, à raison de 15, 20 ou 30 grammes.