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Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.

6 décembre 2016

Avertissement.

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Note du 24/02/2017 : Je n'oublie pas mon projet, mais j'avance moins vite que prévu, la vie, tout simplement, qui suit son cours et fait passer autre chose avant ce que l'on a en tête. 

Merci à celles et ceux qui me suivent malgré tout :)

Je publie ici un roman en cours d'écriture, un peu comme les feuilletons qui paraissaient chaque semaine dans les journaux à la belle époque. L'écriture de ce récit demandant parfois quelques recherches, sa rédaction me prend du temps, et je ne suis pas sûre de publier régulièrement, ni très vite. Aussi, Si vous aimez le début de cette histoire, et que vous souhaitez la suivre, vous pouvez vous abonner à la newsletter dans la colonne de droite, vous recevrez un email à chaque nouveau chapitre publié.

Je vous invite à me laisser des commentaires et/ou des étoiles (en bas de chaque chapitre) pour me dire ce que vous en pensez, s'il y a certaines choses qui vous plaisent moins, ou même, soyons fous, pour me dire que vous aimez ;)

Il me reste à vous souhaiter une bonne lecture.

PS : Les photos ne sont pas de moi. Quand l'auteur a pris soin de les signer, leur nom apparait dessus, pour les autres, je mets les sources (visible en survolant l'image avec la souris). Merci aux talentueux photographes.

Pour la petite histoire, j'ai moi-même plusieurs fois visité ce manoir avant qu'il ne soit détruit par les flammes, et j'en ai gardé un souvenir tellement éblouissant que j'ai voulu lui rendre hommage à travers cette histoire.

 

 

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24 février 2017

V

A l’intérieur du cabinet, Emilie retrouva tout le mobilier qu’elle avait connu dans lorsqu’elle consultait la psychologue chaque semaine. Le fauteuil tapissé de tissus aux couleurs chaudes dans lequel Mme Hoffmann s’installait, le divan sur lequel elle-même s’était à maintes reprises assise ou étendue, crispée, confessée, confiée, livrée, masquée, démasquée, remasquée … Tout était disposé à peu de chose près à l’identique que dans le cabinet qu’elle avait connu. L’odeur aussi lui était familière. Une odeur où l’on reconnaissait celle de la cire d’abeille, du bois, du cuir et puis ce parfum : celui de Mme Hoffmann. Un parfum épicé et  profond où elle croyait reconnaitre une touche de patchouli.

C’était comme visiter à nouveau une vieille salle de classe que l’on avait eu l’habitude de fréquenter tous les jours ; un lieu devenu familier qu’on avait ensuite quitté pour ne plus jamais y remettre les pieds. S’y trouver à nouveau éveillait chez Emilie tout un tas d’émotions qui se bousculaient pour remonter à la surface comme les bulles du champagne dans une bouteille tout juste ouverte.

Elle ressentit l’envie de s’asseoir sur le divan et de vider son sac, comme autrefois. La porte se referma derrière elle et elle pivota pour faire face à la psychologue.

Ses cheveux étaient plus longs, remarqua-t-elle, et plus foncés que quatre années auparavant. Ses yeux, eux, étaient toujours les mêmes. Légèrement en amande, d’un brun aux reflets dorés comme le miel et pourtant sombres, très expressifs. Les quatre années passées depuis leur dernière rencontre avaient donné une certaine maturité à son visage. Emilie ne savait pas trop par où commencer et décida de laisser la psychologue prononcer les premiers mots. Peut-être était-ce là une vieille habitude de l’époque où elle la consultait. Elle s’appuya au dossier d’une chaise et tenta de sourire.

Le visage de Mme Hoffmann s’éclaira comme face à une vieille connaissance. Elle semblait presque ravie de cette visite.

« Alors… Que puis-je faire pour vous ? » Lui demanda-t-elle.

Emilie ouvrit la bouche pour répondre mais elle se rendit compte que les mots lui faisaient défaut. Elle laissa alors s’échapper tout l’air qu’elle avait inspiré dans un soupir où se mêlait un petit rire incertain.

« Je suis désolée de m’imposer comme ça, je… A vrai dire je suis ici par hasard, enfin… Elle désigna son poignet d’un geste, pour une entorse. En arrivant j’ai vu votre nom sur la plaque à l’entrée et j’ai décidé de venir vous voir sur un coup de tête. Il m’est arrivé quelque chose de … déroutant, récemment… Vous souvenez-vous m’avoir dit que vous sentiez des capacités particulières chez moi ?

-Vous voulez parler de votre potentiel intellectuel ?

-Non, je veux dire… des capacités médiumniques…

-Je m’en souviens, oui, fit la psychologue qui entreprit de fouiller dans son sac à main. Que vous est-il arrivé ?

-J’ai vu une apparition… »

Emilie se sentit rougir. Elle eut soudain un doute sur ce ce qu’elle avait vu au manoir et se sentit légèrement ridicule de parler ouvertement de ce genre de choses à une tierce personne. Elle respira un bon coup et se raisonna : non, elle n’avait pas rêvé et les enregistrements étaient là pour le lui rappeler.

A cette annonce, Mme Hoffmann avait arrêté un instant son investigation au fond du grand sac où elle peinait à trouver ce qu’elle cherchait.

« Une femme. En habit d’époque. Je dirais 1900 d’après la robe et l’ombrelle. Elle m’a regardée droit dans les yeux. »

Emilie se sentit trembler des pieds à la tête, de plus en plus fort. Elle se souvenait de cette sensation. Elle avait déjà vécu cela, adolescente, chaque fois qu’elle avait raconté cette expérience de spiritisme à laquelle elle avait participé et que le verre au milieu de la table s’était mis à bouger. A chaque évocation de cet épisode tout son corps était parcouru de tremblements incontrôlables, si bien qu’elle avait fini par ne plus jamais en parler.

Ce jour-là, le verre avait même fait bien plus que bouger, puisque, quoi que ce soit qui eut pris possession de l’objet, cela l’avait dirigé vers les lettres disposées en cercle tout autour de la table pour répondre clairement aux questions des jeunes filles. « Papa, c’est toi ? » avait demandé timidement Emilie. « OUI » répondit le verre avant de se remettre à bouger pour épeler à Emilie qui sanglotait : « NE PLEURE PAS ».

Elle n’avait plus pensé à cet épisode depuis des lustres, et ce souvenir lui revenait à cet instant en mémoire de manière aussi limpide que si c’était arrivé seulement quelques jours plus tôt.

La psychologue remarqua son malaise.

« Venez-vous asseoir. »

Elle déposa son sac sur le bureau, tenant le paquet de cigarettes qu’elle cherchait, et la guida vers le divan.

« Ça vous dérange si je fume ? Demanda-t-elle la main sur la poignée de la fenêtre.

-Non, pas du tout, répondit Emilie. »

La psy tourna la poignée et ouvrit le battant. Une bouffée d’air froid entra dans le cabinet.

« Vous en voulez une ? »

Mme Hoffmann lui tendit son paquet.

« Merci. »

Emilie piocha une cigarette d’une main incertaine.

« Racontez-moi comment ça s’est passé. » fit Mme Hofmann en lui tendant son briquet.

Emilie inspira une grande bouffée et, n’étant pas une habituée de la cigarette, sentit immédiatement les effets de la nicotine s’insinuer dans ses veines et un léger vertige accompagna ses paroles.

Elle lui décrivit ses visites au manoir de Prosper, les premières impressions d’être épiée près de la bibliothèque, les bruits, la sensation d’être repoussée dehors, l’appréhension de lever les yeux vers les fenêtres, puis les tâches blanches sur les photos. La seconde visite ensuite et les voix, l’apparition, le parfum de fleur, la fuite, la chute et le rire glaçant. Sa cigarette était finie. La psychologue, restée debout près de la fenêtre, lui tendit le petit cendrier qui se trouvait sur le rebord extérieur. Elle l’avait écouté attentivement sans l’interrompre.

« J’ai des enregistrements des voix. » Précisa Emilie.

-Vraiment ? Fit Mme Hoffmann en haussant les sourcils.

-Oui, dans mon téléphone. Vous voulez les entendre ?

-Oui, voyons cela ! »

La psychologue vint s’asseoir sur le divan près d’Emilie et se saisit de l’un des écouteurs qu’elle lui tendait.

« Il faut que je retrouve l’endroit exact… »

Elle lança la lecture du fichier. Elles entendirent les pas d’Emilie crisser dans les gravats, puis sa voix qui faisait :

« Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie. Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… Vous êtes toujours là ? … Madame ? Oui … »

« C’est ici ! » Souffla Emilie.

Elle passa le deuxième écouteur à la psychologue. Celle-ci pressa les petits appareils avec ses doigts dans les pavillons de ses oreilles pour mieux entendre. Emilie lui repassa l’extrait.

« Oh ! C’est … C’est une voix de femme ! On entend clairement oui. Il y a autre chose avant. Vous pouvez me le repasser ? Vous étiez seule n’est-ce pas ?

-Oui, oui, seule. Moi aussi j’ai entendu quelque chose, mais je n’ai pas réussi à comprendre ce qu’elle disait. »

Emilie passa l’extrait plusieurs fois.

« Prenez garde. Fit Mme Hoffmann en fixant le tapis au sol.

-Comment ?

-Elle dit « Prenez garde »

-Oh !

Emilie reprit un écouteur, le regarda une seconde, hésitant à se le fourrer dans l’oreille après qu’il ait eu visité celle de la psychologue, mais, trop impatiente d’écouter leur nouvelle découverte et se sentant observée par celle qui savait tout de ses appréhensions,  elle fit un effort qui lui sembla moins important une fois derrière elle et mit l’oreillette en place. 

« Bonjour…Prenez garde ! Euh… Je... m’appelle Emilie. »

Les deux femmes se regardèrent, un sourire éclairant leurs visages.

« Bon sang ! Mais vous avez raison ! S’écria Emilie. Attendez, il y en a d’autres ! »

Après avoir écouté l’intégralité de l’enregistrement qui ne manqua pas de susciter tout l’intérêt de la psychologue, elles revinrent sur le passage où Emilie avait butté sur un autre mot :

« C’est très beau, chez vous… Vous devez avoir eu une vie extraordinaire… é—an—é … Vous êtes là ?... »

Elles le passèrent plusieurs fois. Emilie ne voulait pas influencer Mme Hoffman en lui disant ce qu’elle pensait avoir entendu, aussi elle la laissa se faire une idée par elle-même.

La psychologue fixait un point sur le tapis au sol. La concentration lui donnait des traits plus durs que d’ordinaire, ses sourcils légèrement froncés. Emilie essaya d’imaginer dans quel autre contexte Mme Hoffmann pouvait avoir cette même expression. Quand elle était concentrée, peut-être. Quand elle était contrariée, probablement. Qu’est-ce qui pouvait bien la contrarier ? Est-ce que lorsque l’on était psychologue on atteignait un tel degré de connaissance de soi que l’on ne se laissait plus jamais emporter par ses émotions ? Est-ce que Mme Hoffmann se laissait encore débordée par ses émotions ? Lui arrivait-il de craquer, de péter un plomb et d’envoyer tout valser ? Qui pouvait la mettre dans cet état ? Ses proches peut-être. A quoi ressemblaient-elles, les personnes avec qui elle vivait ? Avait-elle des enfants ?

La voilà qui redevenait curieuse de ce qu’elle ne devait pas savoir, se dit-elle. Emilie avait eu du mal à se faire à la barrière qui s’érigeait inévitablement entre le psychologue et son patient. Elle avait trouvé injuste d’être contrainte à tant d’effort de son côté pour abattre les murailles de ses résistances naturelles et verbaliser certaines de ses plus grandes inhibitions face à une inconnue qui l’était de moins en moins, quand la psychologue, elle, ne dévoilait quasiment rien d’elle-même. Cela l’avait même mise en colère, au début de sa thérapie, sans qu’elle sache mettre le doigt sur les raisons de cette réaction. Elle ne s’était pas attendue aux effets du transfert[1]. Elle ne le comprenait simplement pas. Et puis elle avait fini par se contraindre de mauvaise grâce au cadre imposé.

Emilie prit soudain conscience qu’elle se tenait dans une grande proximité physique avec sa psychologue et en ressentit une gêne instantanée. Son genou gauche frôlait la cuisse droite de Mme Hoffmann et son parfum saturait l’air autour d’elles. Emilie pouvait sentir son haleine quand elle respirait : café et cigarette. Puis quelque chose d’imperceptible changea dans l’air et, sans qu’elle comprenne comment cela était possible la cuisse de la psychologue sous ses yeux lui apparut tout à coup dénudée. Emilie leva les yeux et vit Mme Hoffmann, étendue sur le divan, un sourire lascif sur le visage. Ses cheveux semblaient encore plus longs qu’une minute auparavant et couvraient sa poitrine, nue, elle aussi. Le temps de cligner des yeux et la vision s’était évanoui : Mme Hoffmann était à nouveau vêtue et concentrée sur les écouteurs qu’elle tenait fermement enfoncés dans ses oreilles. Emilie se recula sensiblement.

Toute son attention dirigée sur l’enregistrement, Mme Hoffmann ne faisait pas attention à elle. Emilie se sentit prise d’un vertige. S’apercevant que la fenêtre était restée ouverte, elle se leva pour s’en approcher. L’air frais lui fit du bien. Elle ne tremblait plus.

« Je comprends étranglé, fit la psy. Et même peut-être m’a étranglée, ou morte étranglée… Un mot chevauche vos paroles…

-Ha ? » Répondit Emilie qui fut instantanément sortie de ses pensées… Elle tentait de reprendre ses esprits, s’accrochant à la réalité comme si un précipice menaçait de l’engloutir.

« J’entendais églantier moi… Etranglé ? »

Elle s’immobilisa. Elle sentit une infime pression sur sa trachée. D’instinct elle porta la main à son cou et se racla la gorge.

« Vous croyez qu’elle nous dit comment elle est morte?

-Peut-être… » Répondit la psychologue, comme plongée dans ses pensées.

Elle ôta les écouteurs.

« C’est vraiment étonnant ! reprit-elle. J’aimerais écouter ces enregistrements au calme et à tête reposée. Je me demandais si vous pouviez me les envoyer via internet ?...

-Oui, bien sûr.

-… Toutefois, vous ne m’avez pas encore dit ce qui vous a amenée ici...

-Oh, oui, j’oubliais… Eh bien… Je me demandais si vous seriez d’accord pour me guider  dans… une certaine maîtrise de cette aptitude à communiquer avec les défunts… ? Elle se tordait les doigts comme elle formulait maladroitement sa requête.

-Eh bien… Je ne suis pas vraiment une experte dans ce domaine. Je n’ai que peu d’expérience à vrai dire.

-C’est déjà plus que ce que je n’ai jamais vécu… J’ai la sensation que je dois explorer ces capacités… J’ai des réponses à aller chercher de l’autre côté… Et puis… C’est difficile à expliquer, mais… Le manoir m’appelle…

-Il vous appelle ? Que voulez-vous dire ?

-Je fais des rêves… J’ai des flashs par moments, c’est comme si, le temps de cligner des yeux je me retrouvais là-bas, dans le parc ou à l’intérieur de la maison, j’ai des images très nettes qui me parviennent, mais je les oublie aussitôt et je finis par me demander si j’ai bien vu ce que j’ai vu… C’est la fréquence de ces flashs qui a fini de me convaincre qu’ils avaient bien lieu… Et l’image de cette femme qui me regarde dans les yeux me revient sans cesse… C’est bizarre, j’en ai conscience… Je pense qu’elle attend quelque chose de moi… Elle m’attend… Elle veut que j’y retourne.

-L’entité se serait attachée[2] à vous ?… C’est tout à fait possible, oui… Comptez-vous vous y rendre à nouveau ?

-Je le dois. Ce…fantôme, ou plutôt cette femme, a laissé comme une empreinte en moi. Je la sens, elle ne me quitte plus… Par moment je ne sais plus si mes pensées sont les miennes ou si quelqu’un d’autre en a pris les commandes…

-Il ne faut pas trop vous ouvrir à cette entité. Maintenez-là à distance ou vous pourriez vous y perdre. Limitez au maximum l’emprise qu’elle peut avoir sur vous. Gardez le contrôle. Vous avez la force nécessaire à cela. C’est une question de volonté. »

Elle se leva et poursuivit :

« J’aimerais vous accompagner au manoir. »

La psychologue s’approcha pour lui rendre son téléphone. Emilie regarda les mains de Mme Hoffmann approcher les siennes et eut soudain la pulsion de les attraper et d’enfouir son visage dedans.

Elle se reprit et essaya d’oublier cette pulsion venue d’ailleurs.

-Vous avez été d’une grande imprudence en vous y rendant seule la première fois, reprit Mme Hoffmann, et plus encore la deuxième. Il aurait pu vous arriver n’importe quoi ! Vous avez eu de la chance de ne vous en tirer qu’avec une entorse. Et si cet esprit s’est attaché à vous… Eh bien, qui sait à quoi vous attendre ! »

Emilie sourit en baissant les yeux. Elle avait toujours aimé quand Mme Hoffmann prenait son ton de mère inquiète pour la sermonner.

« Vous avez toujours mon numéro ? Demanda la psychologue.

-Oui… Je l’avais gardé au cas où…

-Et vos angoisses ? Comment vous gérez ? Un état de faiblesse psychologique peut favoriser un attachement. Comment vous sentez-vous, en ce moment ?

-Ça va, ça vient… J’ai peut-être rechuté un peu ces dernières semaines… Rien d’alarmant…

-Vous savez que vous pouvez toujours compter sur moi ? N’hésitez pas à m’appeler, j’aurais toujours de la place pour vous. Et appelez-moi si vous retournez au manoir. N’y allez plus seule.

-Oui. »

La psychologue la guida vers la porte et lui tendit la main. Emilie la serra. Mme Hoffmann la lui maintint en pressant plus fort.

-Vous m’appelez. Insista-t-elle.

-Oui, oui. »

Emilie sortit si vite du cabinet qu’elle eut l’impression de s’enfuir. Elle était encore sous le coup de l’étrange vision qui s’était imposée à elle sur le divan. Aurait-elle abusé des anxiolytiques ?

Il faudra que je relise la liste des effets secondaires, pensa-t-elle.

Elle n’avait jamais ressenti d’attirance pour sa psychologue, et encore moins pour les femmes. Elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé. Cette étrange vision lui avait semblé si réelle, elle n’était pas sortie de son imagination, elle en était pratiquement sûre. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle imaginé Mme Hoffmann nue sur son divan ? Cela n’avait pas de sens. Et cette envie bizarre de se blottir contre ses mains… Jamais elle n’avait ressenti pareille chose. D’ailleurs, depuis quelques années, les mains des gens ne lui inspiraient rien d’autre qu’une sainte horreur des microbes et autres bactéries qu’elles véhiculaient. Tout en pensant à cela elle sortit le petit flacon de gel hydro alcoolique et en versa une noisette au creux de la paume de sa main. A cause de ses fichues angoisses elle n’avait plus ressenti l’envie d’un contact physique depuis bien longtemps…

Il y avait eu aussi cette sensation de pression sur sa trachée quand Mme Hoffmann lui avait retranscrit le mot Etranglé… Est-ce que tout cela avait un lien avec l’entité qui se serait attachée à elle ? Une partie d’elle-même ne voulait toujours pas y croire.

Emilie ressentit le besoin de rentrer rapidement.

Elle tenta de relativiser en se disant qu’elle était probablement stressée par le récit de son aventure au manoir. Elle avait peut-être aussi minimisé l’ampleur de sa rechute. Rester enfermée ces dernières semaines avait dû exacerber ses vieilles craintes. Maintenant qu’elle se retrouvait à nouveau exposée au monde extérieur, elle perdait pied. Elle aurait dû prévoir ce phénomène et se reprocha son manque de discernement.

Elle traversa la salle d’attente en regardant ses chaussures, persuadée que si elle croisait le regard de quelqu’un ses pensées seraient aussi lisibles dans ses yeux qu’un gros titre sur la couverture d’un journal. Elle rejoignit sa voiture en hâte et se sentit déjà presque à la maison dans l’intimité retrouvée de l’habitacle de son véhicule.

Malgré tout, elle ne se sentait pas à l’aise. Elle se frotta le visage avec les mains, cherchant à chasser cette pénible impression d’avoir foncé la tête la première dans une toile d’araignée.

« Garde le contrôle » répéta-t-elle pour elle-même.

Elle démarra sa voiture et prit la route.

 

Mme Hoffmann referma la porte derrière Emilie, intriguée à la fois par cette visite impromptue et par le récit de ses visites au manoir.

La psychologue avait toujours eu une relation un peu particulière avec Emilie. Celle-ci avait été sa première patiente à ses débuts et sans vraiment s’en rendre compte, Esther avait donné à cette symbolique une importance qui s’était révélée pesante pour la suite.

En praticienne débutante, elle ne disposait pas encore des bons réflexes pour bien gérer le cadre à maintenir avec ses patients. Emilie avait pratiquement son âge, et Esther se sentait proche de la jeune femme, tant par ses réactions que par sa façon de penser. Voulant bien faire, elle s’était parfois engagée personnellement et émotionnellement envers Emilie, en lui disant qu’elle était fière d’elle ou en lui avouant son attachement, soit pour l’encourager là où elle manquait de confiance en elle, soit pour provoquer chez sa patiente une prise de conscience. Cela les avait conduites à des conflits ouverts, Emilie manifestant un besoin toujours plus grand d’affection et de reconnaissance de la part de la thérapeute, et celle-ci redéfinissant sans cesse les limites du cadre de leur relation.

Emilie avait ainsi à plusieurs reprises et sous le coup de la colère fuit le cabinet de la psychologue pendant plusieurs mois, pourtant, au bout d’un moment, elle finissait toujours par revenir.

Esther avait appris de ses erreurs. Elles l’avaient faite grandir en tant que thérapeute et aujourd’hui elle procédait différemment.

Le retour d’Emilie lui apparaissait comme une seconde chance de pouvoir l’aider, mais mieux, cette fois.

Esther consulta l’heure sur l’horloge au-dessus du divan et enfila son manteau. En faisant vite, elle pouvait encore arriver la première chez elle.

Sur le trajet mille choses lui traversèrent l’esprit, elle pensa à d’anciens patients dont certains qui l’avaient fascinée, d’autres qui avaient stagné, provocant chez elle la frustration de ne pouvoir les faire aller plus loin. Ses pensées la ramenèrent à Emilie. Elle n’avait pas imaginé qu’elle reviendrait cette fois. Non pas qu’Emilie n’ait plus besoin d’aide, mais, après quatre années sans nouvelle, Esther ne s’attendait plus à la revoir et encore moins pour la raison qui l’avait amenée.

Esther se souvenait bien avoir évoqué avec elle le sujet de la médiumnité lorsqu’Emilie avait rapporté rêver fréquemment de son défunt père.

Dans ses rêves, il lui rendait visite après une longue absence. Il essayait de lui parler, disait-elle, mais rien, aucun son ne sortait de sa bouche. Pourtant, ses lèvres bougeaient. Esther lui avait indiqué que son père avait probablement quelque chose d’important à lui dire, mais Emilie s’était montrée plutôt hermétique à l’idée d’une communication avec les esprits. Cela l’effrayait et elle avait exigé de la psychologue qu’elle n’aborde plus ce sujet.

Aujourd’hui,  Emilie avait visiblement dépassé le stade de la peur, déduisit Esther.

Les pensées de la psychologue dérivèrent encore et elle se souvint de ses propres expériences de communication avec les défunts.

La première fois elle n’était encore qu’une enfant, et ce petit garçon lui était apparu dans un coin de sa chambre. Esther n’avait pas compris tout de suite qu’il ne faisait plus partie de ce monde. Au début elle avait passé du temps avec lui, l’acceptant comme compagnon de jeu lorsqu’il se présentait. Elle le trouvait tout de même un peu étrange avec ses vêtements bizarres et parfois Esther pouvait lui voir une plaie sur la tête qui ne semblait toutefois pas douloureuse. Etrangement, elle ne lui avait jamais posé de question à ce sujet. Quand on est enfant on a tendance à accepter les choses telles qu’elles sont, pensa-t-elle. C’est lorsqu’elle avait parlé du garçon à sa mère que les choses avaient changé. Celle-ci lui avait alors parlé du don. Celui qui suivait la famille, mais que tous n’avaient pas.

« Tu l’as, ma fille. » Lui avait-elle dit. « Tu l’as. »

Esther n’avait pas su lire l’expression sur le visage de sa mère, ni en déduire si cela était une bonne chose, d’avoir le don, ou non.

La petite Esther avait ensuite été confiée tous les mercredis à sa grand-tante Zélie qui possédait également le précieux don. Esther se souvenait que la vieille femme lui inspirait surtout de la crainte et que toute la famille lui manifestait un respect exagéré et ostentatoire. Certains endroits de la maison de sa grand-tante étaient même terrifiants : des bruits s’y manifestaient sans que personne n’en soit à l’origine et une atmosphère particulière y régnait. Esther pouvait y ressentir des énergies puissantes qui lui donnaient la chair de poule. Elle y percevait même parfois des chuchotements comme si deux personnes se tenaient derrière une porte et complotaient en secret. Elle se souvenait aussi de ces pots en terre cuite, alignés sur une étagère qui débordait de grimoires et autres vieux livres. Parfois, l’un des couvercles de ces pots, en bougeant, faisait tinter la terre cuite avec un bruit de vaisselle. Esther mit plusieurs mercredis à réaliser d’où venait ce bruit et, une fois, elle osa demander à sa grand-tante ce qui faisait bouger les pots. Zélie la regarda en plissant ses yeux brillants et lui expliqua que des esprits facétieux qu’elle invoquait parfois habitaient ces pots. Elle leur avait offert un refuge où ils pouvaient rester, ce qui leur évitait de l’embêter dans tous les coins de sa petite maison.

« Autrement ces petits farceurs n’en finiraient pas de me faire tourner en bourrique, expliqua-t-elle. De temps en temps ils tournent en rond si fort dans leur pot qu’ils le heurtent de colère ou de frustration. C’est qu’ils aimeraient bien en sortir ! Zélie eut un visage plus dur pour dire la suite. Bien entendu, il ne faut pas les libérer sans mon autorisation, petite. Ne touche pas à ces pots. »

Esther n’eut pas besoin qu’on le lui dise deux fois.

 Les séances avec Zélie se déroulaient dans une ambiance étrange, Esther les attendait et les redoutait en même temps. Pourtant,  les attentes de son aïeule n’étant pas toujours claires. La plupart du temps la vieille femme s’asseyait dans son fauteuil et lui demandait de se concentrer sur telle ou telle chose, récitant des litanies, des appels à des êtres désincarnés, ouvrant des portails occultes puis interrogeant la petite fille sur ce qu’elle ressentait, ou non. Esther avait ressenti mille choses effrayantes face aux portes ouvertes par la vieille Zélie : des bouffées d’air brûlant, une brise glaciale, des frissons, des picotements, des petites décharges électriques sur sa peau. Elle avait entendu des murmures, des grognements, des frottements, des chants et même de la musique. Elle avait parfois eu la sensation qu’une armée invisible aller déferler sur elle et la piétiner, mais à chaque nouvelle expérience, Zélie semblait un peu plus déçue. Esther ne remplissait apparemment pas les critères d’exigence de la vieille femme et celle-ci, après quelques semaines, mit fin à son enseignement, prétextant que le don n’était pas assez développé chez cette enfant.

Et le sujet fut clos.

Toutefois, Esther continuait de voir le petit garçon dans sa chambre et bientôt d’autres entités se montrèrent à elle en différents endroits où elle se rendait. Esther finit par les ignorer du mieux qu’elle le pouvait. Puisqu’elle avait été jugée inapte par la doyenne de sa famille, elle n’osait plus tenter de communiquer avec eux ; pas plus n’osait-elle poser de questions à ce propos et bientôt, tout le monde oublia qu’Esther avait le don.

A la longue, les fantômes firent partie de son paysage. Elle s’y habitua et grandit presque comme toutes les autres jeunes filles de son âge, à cette exception près que son paysage à elle était un peu plus peuplé que celui des autres.

C’est une fois devenue jeune adulte qu’un événement la conduisit à en parler de nouveau.

Esther situait exactement quand cela s’était produit car, le même jour, elle avait échangé son premier baiser avec son amour de jeunesse.

Cette entité là, elle n’avait pas pu faire semblant de l’ignorer :

une nuit, alors qu’elle dormait profondément, Esther fut réveillée par la sensation désagréable d’étouffer. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, un visage de femme était penché sur elle.  La jeune Esther terrorisée tenta bien de se débattre mais elle ne parvenait pas à bouger le moindre muscle. Paniquée et persuadée qu’elle allait mourir là, les secondes lui semblaient des minutes. Après une interminable lutte pour reprendre le dessus physiquement, Esther comprit que c’est avec la force de son mental qu’elle devait combattre l’entité. Elle ferma les yeux et se concentra sur sa propre énergie, s’eforça de repousser l’attaque de toute la force dont elle disposait. L’étreinte autour de son cou finit par se desserrer et le visage vaporeux disparut. Quand l’air circula à nouveau jusqu’à ses poumons, Esther sut qu’elle ne mourrait pas ce soir-là, mais elle ne ferma plus l’œil de toute la nuit. Elle eut du mal à ne plus revoir, à peine ses paupières baissées, ce visage qui avait affiché un sourire sadique comme elle l’étranglait.

A ce souvenir, La psychologue frissonna au volant de sa voiture.

Elle avait mis plusieurs semaines avant d’oser se confier sur sa visiteuse nocturne à quiconque. Ayant été mise à l’écart des personnes possédant le don, elle ne se sentait pour ainsi dire pas autorisée à aborder le sujet.

Esther subit donc pour un temps les tourments que lui imposait sa visiteuse : bleus, griffures, quelques objets volèrent même à travers la pièce. Cela n’arrivait pas toutes les nuits mais il y avait des périodes plus actives que d’autres qui laissaient Esther au bord de l’épuisement, tant par le manque de sommeil que parce que le fantôme se nourrissait de l’énergie de la jeune fille.

Un jour, après plusieurs nuits sans sommeil, c’est vidée et à bout de nerfs que la jeune Esther s’en était ouverte à Sophie, sa sœur cadette. Celle-ci n’avait pas su tenir sa langue et l’avait rapidement répété à leur mère qui prit la chose très au sérieux. La grand-tante Zélie fut chargée de « nettoyer » la maison, et pour cela elle se fit assister du cousin Gaspard.

Le processus avait duré trois jours et trois nuits pendant lesquelles la famille trouva refuge chez l’oncle Jacques. A tour de rôle, Zélie et Gaspard avaient récité prières, formules et injonctions de quitter les lieux, brûlant de la sauge et projetant de l’eau bénite dans toutes les pièces.

L’apparition ne s’était plus manifestée Esther avait pu passer des nuits sereines.

On ne sut jamais qui était cette femme venue la torturer nuit après nuit, ni pourquoi elle s’en était prise à elle seule et à personne d’autre vivant sous le même toit.

On ne parla bientôt plus de l’incident et la vie reprit son cours.

C’est seulement des années plus tard,  lorsqu’Esther s’était liée d’amitié avec un passeur d’âme et qu’elle avait enfin pu apprendre à ne plus craindre les manifestations des esprits. Avec lui Esther comprit  comment inviter une entité à communiquer avec elle, mais aussi comment la maintenir à distance. C’est tout ce qu’elle pourrait tenter de transmettre à son tour à Emilie, songea-t-elle.

Esther gara son véhicule dans sa rue et monta les trois étages jusqu’à son appartement. Elle déposa son imposant sac à main près de l’entrée, ôta ses chaussures et  fila dans la chambre pour enfiler une tenue plus confortable. C’était comme un rituel dès qu’elle rentrait chez elle, comme si elle se défaisait de son habit social, et se débarrassait pas la même occasion des énergies de ses patients qu’elle avait écoutés toute la journée.

 Elle enfila un pantalon de survêtement, de grosses chaussettes molletonnées, un débardeur sans forme et un pull large par-dessus. Elle se dirigea ensuite vers la cuisine où elle ouvrit de réfrigérateur.

Tout en réfléchissant à ce qu’elle allait préparer pour le repas, elle ressentit un petit picotement dans sa nuque, comme quand quelqu’un nous fixe dans notre dos. Elle se retourna mais ne vit rien. Sans plus y penser, elle opta pour des escalopes de dinde, une courgette et du riz. Elle découpa la courgette en rondelles et la jeta avec deux gousses d’ail écrasées dans la poêle où chauffait de l’huile d’olive. Pour ne pas que l’odeur de cuisine ne se répande dans tout l’appartement, elle alluma la hotte.

Le picotement à la base de son cou persistait et Esther commença à prêter l’oreille au moindre bruit qui  pourrait se manifester autour d’elle ; mais la hotte produisait un tel vacarme qu’il lui était difficile de distinguer autre chose. Il lui sembla tout de même percevoir un coup dans la pièce d’à côté. Esther reposa sa cuillère et alla jeter un coup d’œil.

Elle ouvrit lentement la porte du bureau. A première vue, rien n’avait bougé. Elle fit quelques pas dans la pièce, et, comme elle sentait un frisson la parcourir, elle aperçu une boîte à chaussure par terre, ouverte, son contenu à demi répandu sur le sol.

C’était la boîte à photos qui venait de chez sa grand-mère. Elle était rangée là-haut, sur une étagère. En levant les yeux Esther constata que les livres qui reposaient contre la boîte avaient glissé, la poussant dans le vide. Cette chute n’était donc pas le résultat d’une manifestation surnaturelle, conclut-elle.

Elle ramassa la boîte et les quelques photos qui s’en étaient échappées et les remit à l’intérieur. Elle en regarda quelques unes au passage, observa les visages et les tenues. Ces photos étaient trop anciennes pour qu’Esther n’ait jamais croisé les personnes qui y figuraient. Un jour, il faudrait qu’elle demande à sa grand-mère d’où elles venaient et qui elles représentaient. Elle les avait prises chez son aïeule pour y jeter un œil avec le vague projet de s’en servir pour la décoration de son bureau. Esther avait toujours aimé ce qui était ancien. Elle les avait oubliées jusqu’alors, mais rien qu’à reposer les yeux dessus, elle eut à nouveau envie de s’y plonger.

Elle ne remit donc pas la boîte à sa place mais lui trouva un petit coin sur le bureau. Elle s’en occuperait sous peu, décida-t-elle.

« Esther ? Tu es là ? Bon sang! Ça brûle ! »

Esther fit un bond en entendant la voix qui venait de la cuisine et s’y précipita.

Elle y trouva Anaïs, encore emmitouflée dans son manteau, en train de remuer les courgettes qui avaient déjà accroché au fond de la poêle.

Avec le bruit de la hotte, Esther ne l’avait pas entendue rentrer.

« Comme d’habitude, tu commences quelque chose et tu quittes la pièce ! Ca va être complètement brûlé ! Tu ne fais donc attention à rien ?

-Ça a beaucoup accroché ? Laisse, je vais rattraper ça. »

Esther prit la poêle et y versa un fond d’eau sous le robinet.

Les courgettes crépitèrent.

Anaïs retourna a l’entrée pour ôter sa veste et revînt se coller dans le dos d’Esther pour l’enlacer.

« Excuse-moi … Je ne voulais pas crier. J’ai eu une mauvaise journée au travail. Comment était la tienne ? »

Esther était habituée aux sautes d’humeur d’Anaïs.

Celle-ci pouvait s’agacer, râler, pester et revenir deux minutes plus tard en s’excusant, dix fois dans la même soirée. Il y avait toujours quelque chose pour justifier ses éclats de voix : une mauvaise journée, une migraine, un coup de fatigue… Esther était consciente qu’Anaïs avait pris l’habitude de réagir par la colère comme un réflexe de survie face aux épreuves qu’elle avait traversées plus jeune. Elle s’efforçait, comme un acte d’amour, de les accepter et de l’apaiser de son mieux. De toute manière, crier plus fort ne servait à rien. Cependant, peu à peu, Esther avait réalisé que quelque part en elle quelque chose s’était irrémédiablement usé.

Une fois encore elle décida de passer sur cette énième manifestation de l’inépuisable colère de sa compagne.

-Pas trop mal. Fit-elle en prenant une escalope. J’ai revu…

-Je meurs de faim ! La coupa Anaïs. C’est bientôt prêt ?

-…Oui…

-Bon. Je passe à la salle de bain. J’en ai pour cinq minutes, je t’aime.»

Anaïs déposa un baiser dans le cou d’Esther et se dirigea vers le couloir.

Le morceau de viande siffla au contact de la poêle bouillante.

Esther se dit qu’après tout, son histoire n’aurait pas intéressé Anaïs.



[1] Le transfert est un concept de psychanalyse vu comme un simple déplacement d'affects d'une personne à l'autre. Le patient transfère ses sentiments et émotions envers sa mère, son amant(e) ou autre sur le thérapeute.

[2] Un phénomène d’attachement se produit lorsqu’une entité, pour une raison ou une autre, s’attache à un vivant. Elle devenir un vrai poison pour la personne porteuse.

27 décembre 2016

IV

Depuis les quelques jours qu’elle était arrivée chez les Bauval, Violette avait fait connaissance avec le rythme de la maisonnée, mais surtout celle de Célestine, la cuisinière, avec qui elle passait le plus clair de son temps : on aurait aussi bien pu lui verser des gages d’aide de cuisine !

A 6h, Jeanne, la bonne, sortait de sa chambre et descendait la première, une petite lanterne à la main. Elle allumait le feu dans la cuisinière, préparait le petit déjeuner et montait de l'eau à l’étage pour la toilette des domestiques - les deux salles d'eau utilisées exclusivement par M. Bauval et Angèle étaient alimentées en eau courante depuis l'année précédente, lui avait expliqué Célestine, ce qui avait grandement soulagé la pauvre Jeanne qui devait auparavant, quand Angèle voulait prendre un bain, remplir la baignoire avec des seaux d'eau remplis à la cuisine, quand aujourd'hui elle n'avait plus qu'à y transporter quelques seaux d'eau chauffée sur la cuisinière pour que le bain soit à une température agréable-

A 7h, tous les domestiques se retrouvaient dans la cuisine pour prendre leur petit déjeuner. Jeanne et Armand s’entendaient comme cul et chemise et la bonne humeur se Célestine la rendait sympathique à tous. Violette se rapprocha tout naturellement de cette dernière car les deux autres lui vouaient une rancune dont elle ne connaissait pas l'origine mais qu’elle avait décidé d’ignorer. Une chose l’intriguait malgré tout : est-ce que Jeanne connaissait vraiment son passé peu honorable, ou avait-elle simplement voulu lui lancer une insulte visant à la rabaisser quand elle l’avait appelée une « horizontale » ? Et, si elle savait pour ses activités parisiennes, elle avait sans doute partagé ces informations avec Armand pour qu’il la traite si mal à son arrivée ! Et ces informations, les tenait-elle de M. Bauval lui-même ? Avait-elle fouiné, trouvé et lu ses lettres échangées avec lui? Qu’est-ce qui aurait bien pu la trahir dans ses courriers ? Non, le plus probable était que Jeanne, qui jalousait certainement son allure de dame plutôt que de domestique, avait voulu la piquer d’une remarque acerbe. Violette se résolut donc à ne pas tenir compte du commentaire de la bonne, et de faire comme si elle ne savait rien.

Elle avait manqué le petit déjeuner le lendemain de son arrivée, s’étant réveillée trop tard – sa vie parisienne l’avait habituée à d’autres horaires – et ne pouvant compter sur Jeanne, qui déjà la détestait cordialement, pour donner un petit coup à sa porte et la réveiller ; aussi Célestine lui avait donné une tasse de café et des tartines, en cachette de Jeanne, quand Violette s’était présentée dans la cuisine à 8h30.

«Je vous ai laissée dormir, lui expliqua-t-elle, car le voyage a dû être fatigant et il vous faudra des forces pour prendre la pose » et elle avait mimé, ses petits bras boudinés levés de manière théâtrale au-dessus de sa tête et ses deux énormes mamelles poussées en avant, une pose qu’elle imaginait sans doute sensuelle, mais qui était surtout comique. Cela fit rire Violette, et elles devinrent amies dans l’instant.

A 7h30 Jeanne réveillait ses maîtres. A 8h elle leur servait le petit déjeuner dans le grand salon, Armand filait alors à ses travaux de jardinage qui l’occupaient tous les matins et Célestine prévoyait ses menus avant de partir pour le marché ou l’épicerie sur les coups de 9h. Là, M. Bauval était déjà monté dans sa bibliothèque où il travaillait toute la matinée à ses affaires, Mademoiselle Angèle s’adonnait à ses occupations de jeune bourgeoise respectable, qui, quelles qu’elles fussent, demeuraient mystérieuses à Violette qui ne l’avait pas encore croisée ; quant à Jeanne, elle procédait à son balayage quotidien du rez-de chaussée.

Une fois ou deux, Violette avait accompagné Célestine à l’épicerie, dans le bourg. Elle avait apprécié cette promenade bienvenue qui lui avait permis de découvrir les environs, et de croiser de nouvelles têtes.

La maison des Bauval était excentrée par rapport au bourg, et c’est ce qui leur avait permis de jouir d’un si grand parc, car dans le village, les vieilles petites maisons de pierre et de torchis étaient serrées les unes contre les autres et ne disposaient que de peu de terrain. Là, elles avaient croisé quelques domestiques des maisons voisines, mais surtout, Violette avait rencontré Madeleine Pinget, l’épicière.

Cette dernière aurait pu tenir une chronique sur l’histoire de la région et de ses habitants, la prévint Célestine. « Elle connaît tout le monde, et, allez savoir comment elle se débrouille, elle sait tout, et surtout ce qu’on l’on aurait aimé garder secret!”

Violette en conçut une petite inquiétude quant à son passé sulfureux, mais se composa la même attitude que face à Jeanne, et s’apprêta à démentir toute rumeur de vie dissolue.

« Une dernière chose, ajouta Célestine : vous allez voir, c'est un vrai moulin à paroles! » Et elle poussa la porte de la boutique qui fit tinter une clochette qui résonna d'un son aigu.

« Oh! Regardez qui voilà! Mais vous devez être le modèle! » S’écria Madeleine, une petite femme rondelette vêtue d’une robe à fleurs, se précipitant hors de son comptoir dès qu'elle aperçut la nouvelle tête qui accompagnait Célestine.

« Venez un peu par ici que je vous observe!” Elle s’approcha les bras tendus en avant pour lui saisir les mains et les lui lever, la faisant pivoter sur elle-même. « Mais que vous êtes charmante! N’est-ce pas qu’elle est charmante? » fit-elle à l’adresse de Célestine et des deux autres clientes qui étaient là et qui acquiescèrent. « Et regardez-moi cette toilette! Oh ! Et ce parfum ! C’est de la violette, non ? » Elle tâta du bout des doigts la qualité du tissus de sa manche. « Vous avez tout l’air d’une Dame! » Puis, à Célestine « Vous nous amenez là un petit trésor d’élégance! » La grosse femme qui rengorgea sous le compliment.

« C'est que Violette nous arrive tout droit de Paris! » Précisa Célestine.

« Mais oui! Mais oui! » Insista Madeleine pour les clientes incrédules qui regardaient maintenant Violette, propulsée au rang de personnalité locale, avec des yeux de merlan frit.

Madeleine n’attendait visiblement pas de retour à ses commentaires, et poursuivit à la même cadence, se tapant sur les cuisses pour souligner ses propos.

« Ce Monsieur Bauval, tout de même, quel énergumène! Il n’en n’a pas fini de faire causer le village avec ses idées farfelues! » Elle se tenait maintenant au beau milieu de sa boutique, comme si, pour la nouvelle venue, il fallait qu'elle se donne en spectacle et s’adressait à la cantonade, regardant tantôt les unes, tantôt les autres de ses clientes.

« Vous souvenez-vous de sa lubie pour les insectes? »

Les clientes hochèrent la tête de concert.

« Oh! Qu'il était comique à regarder! À quatre pattes dans les buissons qu'il était, tantôt au beau milieu du village, tantôt dans les champs, à capturer chaque petite bête qui croisait son chemin dans des bocaux de verre qu'il montrait ensuite à tous les gamins des environs, donnant de véritables cours de sciences naturelles au beau milieu des rues!

-Un jour, je l'ai même trouvé dans les parterres de Monsieur! Renchérit une petite femme maigrichonne en tablier d'un bleu passé. Dieu qu'il m'a effrayée!

-Mais oui! Reprit une autre, je me souviens de l'avoir vu, prêt à tomber à la renverse dans le puits de la mère Michaud pour attraper des crapauds! Que pouvait-il bien vouloir en faire, je vous le demande? Une décoction magique, peut-être? »

Madeleine poursuivit son récit.

« Après ça, ça a été la botanique comme il disait! Alors là, il passait des heures à arpenter les jardins, les bords de route et les ruisseaux un calepin à la main, des crayons et des boutures plein les poches! On le trouvait partout à dessiner les fleurs, les arbres,  les plantes avec mille et un détails que même en y regardant à deux fois vous n'auriez su percevoir! Et alors quand il commençait à vous en parler, c'était  avec des noms compliqués en latin ou en je ne sais quel charabia! Pour ma part, je n‘ai jamais rien compris à son baragouin! Mais il faut croire qu’à présent c’est un tout nouveau genre de belle plante qui suscite son intérêt! » Fit-elle en gratifiant Violette d’un regard en coin, déclenchant les rires des spectatrices, et celui de Célestine.

Violette sourit et effectua une petite révérence comique pour accentuer le propos.

Madeleine enchaîna.

« Oh! N’allez pas croire qu'il n'est point apprécié, ce bon M. Bauval! Il a toujours le mot gentil, et il est fort aimable. C'est simplement un personnage à part. D’autant que, et là elle prit le ton de la confidence, bien que de nouvelles têtes soient venues grossir le cercle de ses auditrices, si Bauval est si fantasque, il ne le doit, d'après moi, qu’à ses origines, car, je ne sais pas si vous connaissez son histoire, mais, je tiens ça de la mère de ma nourrice qui l'a connu tout jeune, Monsieur Bauval n'est pas né bourgeois. »

Elle laissa un silence après sa tirade pour ménager son effet. Certaines clientes s'étaient rapprochées pour profiter de la causerie, d'autres, qui avaient dû entendre cette histoire cent fois, discutaient dans un coin de la boutique ou regardaient les produits sur les étagères derrière le comptoir, un doigt sur la bouche pour mieux réfléchir.

« Allez, mais racontez donc! La pressa une grande brune en sabots.

-Mais oui, allez, vous nous faites languir! Renchérit la maigrichonne en tablier bleu. »

Madeleine eut un sourire triomphant devant l'envie suscitée dans l'assistance et, les poings sur les hanches, continua ainsi : « Monsieur Bauval est né dans une famille de paysans de Méry-sur-Oise! Eh oui! Des sans le sou! Dame! Et la mère a rien trouvé de mieux que de pondre une tripotée de gamins braillards, sales et affamés, une bonne douzaine d'après ce que j'en sais,  qu'on envoyait plus souvent aux travaux de la ferme que sur les bancs de l'école, car, le père étant un ivrogne, si c'était pas les gamins qui prenaient soin de la ferme, les vaches auraient aussi bien pu mettre bas au milieu de la cuisine et les poules pondre dans la huche à pain! »

Il y eut des hoquets de surprise et des sourcils incrédules haussés, comme lorsque l'on échange des ragots de premier choix, mais, d'après les murmures que Violette put entendre échangés entre les participantes, tout le monde ou presque connaissait déjà cette histoire. C'était comme assister à une mauvaise représentation de théâtre que l'on a déjà vu dix fois, mais que l'on prend plaisir à entendre encore et encore. Après un nouveau silence, Madeleine reprit.

« Le petit Prosper, qui était l'avant dernier garçon de cette misérable famille, pour le peu qu'il avait fréquenté l'école, avait réussi à se faire remarquer par des aptitudes hors du commun. Il apprenait vite, et il aimait ça! Le maître d'école, que j'ai connu moi-même, M. Poret, un brave homme, faisait des pieds et des mains pour que le petiot vienne plus souvent en classe. Il rendait visite aux parents, les suppliait de laisser une chance au môme d'avoir une vie meilleure, leur disait qu’il fallait qu’il aille jusqu’au baccalauréat, mais il n'y avait rien à faire! Et pendant que le père cuvait dans la grange, le bec à même la pipe[1] de vin, le gamin passait le plus clair de son temps dans le fumier, au milieu des poules, ou à dépecer des lapins. »

Il était incontestable que Madeleine avait des dons de conteuse, car l'assemblée l'écoutait dans un silence religieux, les oreilles suspendues à ses lèvres roses. Violette elle-même n'en perdait pas une miette.

Madeleine arpentait sa boutique en long et en large comme elle continuait son récit.

« Et puis un jour, les Bauval sont venus s'installer dans les environs. M. Bauval père était un riche industriel qui possédait déjà plusieurs distilleries dans l'Oise, et qui en faisait construire une nouvelle près de Pontoise. C'était un couple vieillissant, et surtout sans enfant, pour le plus grand malheur de Mme Bauval! Celle-ci s'en plaignit au curé, qui le raconta à M. Poret, et voilà comment, de fil en aiguille, le petit Prosper se trouva confié, moyennant une rente mensuelle de 20 F qu'il fut convenu de verser aux parents jusqu'à la majorité du petit, à la famille Bauval, dont il porte aujourd'hui le nom et dirige les affaires!

-Quelle histoire! Fit la grande brune en sabots.

-C'est digne d'un conte pour enfants! S'exclama une autre.

-Vous comprendrez, ajouta Madeleine à l'attention de Violette, que le petit Prosper en grandissant, bien qu'il ait appris à vivre en bourgeois, n'en n'ait pas moins conservé dans sa chair les vices et les travers de ses origines. On dit qu'il s'en passe de belles, lors des soirées où il reçoit ses amis écrivains ou artistes… N'est-ce pas Célestine? »

La grosse Célestine roula des yeux ronds.

« M'en parlez pas! La semaine dernière encore, il m'a ramené de ces herbes à l'odeur forte pour préparer son dawamesk[2]!

-Son quoi? Grimacèrent plusieurs commères.

-Oh! Reprit la cuisinière, c'est une espèce de sirop gras et épais à l'odeur entêtante qu'il appelle aussi sa confiture verte. Il en met dans son café, il dit que ça le rend créatif!”

Toutes éclatèrent de rire dans des plissements de nez dégouté et autres mimiques cocasses.

« Ça le rend surtout maboul, oui! » Fit Célestine d'un ton réprobateur et sous les rires qui reprirent de plus belle.

« Et bien souvent, quand il m'en demande, c'est que la bande ne va pas tarder à se réunir de nouveau, et alors là, on va encore en passer, une soirée! » Fit-elle d'un air désabusé, en mettant la main sur le bras de Violette pour l'inclure dans ses prédictions.

Une fois les esprits revenus au calme, chacune retourna à ses petites emplettes et Madeleine à ses affaires derrière son comptoir. Célestine demanda son kilo de farine pour le repas du midi, et récupéra sa commande de la semaine passée pour le fameux dawamesk : pas moins de quatre livres de beurre, des pistaches, du miel et des épices: vanille, cannelle, ainsi que certaines dont Violette n'avait jamais même entendu parler comme la cardamome et la badiane. Célestine les lui fit sentir et leur parfum lui fit l'impression d'un véritable voyage dans des contrées lointaines.

De retour à la maison la journée se poursuivait et de 10h30 à 11h30, Jeanne s’offrait une pause, lisant son journal à la cuisine ou dans sa chambre : privilège accordé par M. Bauval pour ses bons et loyaux services qui duraient depuis une quinzaine d’années. D’après Célestine, cet avantage avait été négocié sur l’oreiller. Car, ce n'était un mystère pour personne, M. Bauval, tout artiste qu'il était n'en restait pas moins un homme et lorsque la nature le rappelait à ses besoins naturels, il allait au plus près et Jeanne remplissait ce devoir comme si cela incombait à sa fonction.

La cuisinière préparait pendant ce temps-là le repas du midi, avec l’aide de Violette, depuis huit jours. Celle-ci se cantonnait à éplucher les pommes de terre, couper des carottes, écosser des petits pois, ou tourner le contenu d’une casserole, mais elle aimait la compagnie, et Célestine appréciait le coup de main.

Et puis, la cuisinière était bavarde et cela permettait à Violette d’en apprendre davantage sur les uns et les autres.

Celle-ci lui confia ainsi que M. Bauval était veuf depuis une dizaine d’années. Mme Bauval, qui n’avait jamais été bien vaillante, souffrait de phtisie[3] et y succomba lorsqu'Angèle n’était encore qu’une enfant. Monsieur, tout à ses passions, ses recherches et ses affaires, n’avait même pas eu l’idée de se remarier ; et puis, il avait Jeanne sous la main pour assouvir ses besoins les plus pressants.

« Pourtant, la petiote aurait bien eu besoin d’une mère, se désola la grosse femme en brandissant son bouquet de persil, m’est avis qu’elle ne serait pas si naïve si elle avait bénéficié de l’influence d’une maman gentille et aimante, pour sûr ! » Elle baissa la voix pour ajouter, la bouche dissimulée derrière sa cuillère en bois « Parce que ce n’est pas la Jeanne qui l’aidera à se dégourdir ! Non pas qu’elle n’ait point d’affection pour la petiote… Quoique… Enfin, quelles drôles d'idées a-t-elle bien pu fourrer dans le crâne de la gosse ? Quand on connaît sa mentalité fourbe ! Ça et sa bigoterie ! » Elle jeta un œil à droite puis à gauche avant d’ajouter « Je me suis laissée dire que ça l’arrangeait bien, la Jeanne, que la petiote garde son esprit d’enfant. Vous comprenez, tant qu’elle n’a pas fait son entrée dans le monde et qu’elle ne côtoie pas d’autres femmes, elle est plus facile à manipuler… »

Violette se sentait intriguée par le personnage d’Angèle. Elle qui avait été projetée si jeune dans le monde des adultes, par le travail d’abord, à l’âge de treize ans, quand son père l’avait, sans plus d’explication, conduite chez sa première maîtresse pour y occuper la place de bonne à tout faire ; dans sa chair ensuite, quand, un jour de foire, alors qu’elle allait sur ses quinze ans, un fils de paysan l’avait couchée dans les foins et avait fait son affaire sans prêter attention à ses protestations ; elle qui avait dû grandir si vite pour survivre avait du mal à envisager qu’à dix-huit ans Angèle puisse encore regarder le monde avec sa naïveté d’enfant.

Et plus Célestine lui parlait d’elle, plus elle aiguisait son envie de rencontrer la jeune femme.

La cuisinière expliqua encore qu’il y avait longtemps que Monsieur avait délaissé l’éducation de sa fille, « non pas par manque d’amour, mais plutôt par une espèce de négligence naïve qui fait que les hommes pensent que les femmes sont des fleurs qui s’épanouissent d’elles-mêmes sans qu’on n’ait rien à y faire, sans qu’elles n’aient rien à apprendre. Dieu sait qu’on peut aimer et s’y prendre comme un manche ! » Se moqua la cuisinière.

Violette découvrait en Célestine la sagesse des femmes qui ont vécu, qui ont vu et compris quand d’autres ne font que se voiler la face. Elle se sentit proche de sa façon de raisonner, elle qui avait aussi dû observer et apprendre du genre humain pour mener la vie qu’elle avait choisie à Paris.

« Tenez, par exemple, si le percepteur ne vient plus lui donner de leçons, ce n’est que parce que la Jeanne, qui tient les comptes de la maison d’une main crochue, a prétexté que c’étaient là d’inutiles dépenses pour une jeune fille et que M. Bauval s’est bêtement laissé convaincre ! C’est bien les hommes, ça ! Si c’est pas dommage ! Une enfant qui aimait tant apprendre ! Angèle a toujours été trop docile pour se rappeler à la mémoire de son père » ajouta-t-elle en épluchant un oignon qui lui tira une larme qu’elle essuya d’un revers de main, « et c’est toute seule qu’elle s’est instruite dans les encyclopédies de son père ! Si c’est pas malheureux !» Se désespéra Célestine. « Et puis, c’est-y dans les encyclopédies qu’elle apprendra comment devenir une femme ? Je vous le demande ! » Dans son emportement, elle agitait un couteau sous le nez de Violette qui recula prudemment.

La grosse bonne femme était scandalisée, mais aussi pleine de tendresse pour ses maîtres, et c’est son affection seule pour Angèle qui la poussait à se révolter devant les choix malheureux de son père.

Elle poursuivit en racontant comment Angèle avait eu pour habitude de venir souvent la visiter à la cuisine, plus jeune, car « elle voulait s’instruire de la manière dont étaient préparés les délicieux repas qu’on lui servait. »

« C’est-y pas mignon ? » Sourit Célestine.

« Elle posait tout un tas de question, voulait savoir le pourquoi, le comment, et surtout, elle voulait apprendre à le faire par elle-même. Il n’y a pas une question qu’elle ne m’ait épargnée ! » Sourit la cuisinière les yeux dans le vague. « Quelle curieuse enfant… Elle viendrait encore aujourd’hui, si Jeanne ne le lui avait pas interdit ! » La colère la reprit. « Elle a été prétexter qu’une jeune fille de bonne famille ne devait pas traîner ses jupes dans une cuisine ! Peste de cette bonne femme ! » Jura-t-elle.

Comme Violette lui en demandait plus sur M. Bauval, elle lui dit « M. Bauval est un personnage, un original, comme Madeleine l’a si bien dit et, même s'il y prête peu d'attention, cela ne lui attire pas que de la sympathie dans le voisinage. C'est un artiste, voyez-vous ! Et s’ils sont tous comme notre maître alors ils peuvent être difficiles à comprendre. Mais vous devez bien le savoir, ajouta-t-elle avec un coup de coude, vous qui venez faire le modèle ! Oh! Il a bien quelques mauvaises habitudes, mais quel homme n’en n’a pas, hein ? Vous verrez, ce n’est pas un méchant homme. »

A 11h30, le dîner des maîtres était servi par Jeanne et lorsque celui-ci était terminé c’était au tour des domestiques de se restaurer, toujours à la cuisine. Violette prenait ensuite son service à 13h et faisait le modèle pour le photographe pendant que le reste de la maisonnée vaquait à ses occupations.

Violette n’avait pas eu l’occasion de croiser M. Bauval avant l’après midi du deuxième jour et il l’avait accueillie avec une chaleur qui l'avait réjouie. Il lui fit visiter son atelier de photographie avec une courtoisie qui lui fit presque penser qu’elle s’était trompée en empruntant l’entrée de service la veille : elle aurait aussi bien pu se prendre pour une invitée de la famille.

L’atelier se situait dans la grande bâtisse au milieu du parc où il lui montra ses appareils à photographier, le laboratoire où il développait les photos, et toute une collection de costumes qu’il s’était procurés pour faire des « mises en scène » qu’il avait dit. « Vous serez tantôt une danseuse orientale, tantôt une princesse du Moyen Age, ou Cléopâtre ! » s’était-il amusé. M. Bauval s’adressait à elle sur un ton bon enfant qui avait tôt fait de mettre Violette à l’aise.

Jusqu’ici, il l’avait fait poser en écuyer médiéval, avec un pourpoint de velours et des chausses trop larges qui n’avait fait que glisser sur ses cuisses ou en déesse grecque, vêtue d’une longue toge blanche et de couronnes de fleurs à l’intérieur du parc. Pour l’instant elle posait dans le jardin, au milieu des rosiers, devant les buissons, ou encore au pied d’un arbre où l’on avait accroché des voiles qui ondulaient dans la brise, mais M. Bauval lui dit qu'il voulait faire construire à Armand des décors de bois et de carton pour accueillir des saynètes en images écrites par lui-même. « J’ai un ou deux amis qui seraient ravis d’enfiler un costume pour vous accompagner dans mes épopées » lui expliqua-t-il.

Les séances de pose duraient jusqu’à 17h, où Jeanne servait le thé à l’ombre des arbres, dans le salon de jardin en fer forgé. Violette était alors libre de retourner à la cuisine pour écouter le babillage incessant de Célestine, ou de se promener dans le parc. A vrai dire, personne ne semblait se préoccuper de la manière dont elle occupait son temps entre les séances de pose.

A 18h, Jeanne servait le souper des maîtres dans le grand salon, et à 19h les domestiques se restauraient à leur tour. Après le repas, M. Bauval remontait travailler dans sa bibliothèque et Mademoiselle Angèle s’occupait à ses petites distractions -d’après Célestine elle jouait encore à la poupée – Célestine quant à elle faisait la vaisselle et préparait la cuisine pour le petit déjeuner du lendemain, et tout le monde allait se coucher une fois ses tâches accomplies.

 

En ce neuvième jour chez les Bauval, donc, Violette attendait, en tenue de danseuse exotique - M. Bauval l’avait couverte de plumes, de breloques clinquantes et de grelots qui décoraient ostensiblement sa jupe faite de couches superposées de mousseline qui ceignait sa taille et lui descendait jusqu’aux chevilles, ainsi que le bustier qui lui laissait le nombril à l’air - pendant qu’il effectuait les réglages sur son appareil à photographier. Il faisait chaud et le soleil cognait, aussi Violette s’était trouvé un coin d’ombre sous un noisetier pour patienter : elle avait pu constater, la veille, que la mise en place pouvaient durer très longtemps, et elle ne souhaitait pas laisser le soleil altérer son « teint de lait » comme l’avait décrit M. Bauval.

Elle était donc là, dans son petit coin de fraîcheur à s’éventer avec la main quand elle entendit fredonner la voix d’une jeune fille. Elle tourna la tête dans la direction du bruit et tendit le cou, mais comme elle ne voyait toujours rien à l’exception des parterres de fleurs, elle quitta son coin d’ombre et fit quelques pas dans l’allée. Là, à l’écart du chemin, elle entrevit d’abord une petite construction qu’elle n’avait pas encore remarquée, comme une maison miniature dans les buissons, dont les murs en ciment étaient moulés de manière à imiter le bois des troncs d’arbres. Elle approcha sans bruit, préférant marcher dans l’herbe pour ne pas faire crisser les graviers sous ses pas. Elle s’avança comme on approche un animal sauvage, avec des gestes lents, et dans un silence tout relatif car les grelots qui pendaient à ses hanches ne cessaient de produire de petits tintements ; mais on ne semblait pas l'entendre, et le fredonnement continua.

La maisonnette était munie d’une petite porte percée de quatre carreaux et son toit était surmonté d’un chapeau pointu identique à un clocher, ce qui lui donnait une stature imposante malgré sa taille réduite. La porte était entrouverte et les fredonnements venaient de l’intérieur. Un petit rire s’en échappa et un gros chat vêtu d’un petit manteau de velours vert sortit en courant, les yeux grands comme des soucoupes. « Oh, non ! Minou ! Reviens mettre ton chapeau ! » Mais le chat était déjà loin. Encore ce rire. Un petit rire doux, un rire sorti du nez, vif et frais. La voix, le ton étaient ceux d’une enfant. Une enfant gâtée. Violette jeta un œil en arrière et aperçut son Prosper toujours le nez dans ses réglages ; elle décida de s’approcher, juste un peu, pour apercevoir quelque chose de ce personnage étrange qu’elle ne connaissait encore que par les dires de Célestine.

Elle voulait percer le mystère  de la femme-enfant : ce qu’elle ignorait, enchérit de l’interdiction de Jeanne de s’en approcher lui donnait juste envie d’en savoir plus sur Angèle. Elle voulait au moins mettre un visage sur ce prénom.

Violette pouvait maintenant voir le bas de sa robe, blanche et bordée de dentelles, ainsi que le bout de son soulier. La maisonnette devait être équipée d'un banc, car son pied flottait en l’air en battant la mesure. Violette sentait son cœur battre la chamade comme si elle se préparait à commettre un larcin. Angèle fredonnait de nouveau. Un air lent et léger comme une caresse. Violette ne connaissait que des airs d’opérette et ne reconnut pas celui-ci. Elle se décala sur sa gauche pour en voir davantage, mais il faisait si sombre dans la cabane et la luminosité extérieure était si forte qu’elle n’y distingua rien de plus que qu’une ombre dans le noir. Elle aurait voulu rester encore un peu pour profiter de la musique, l’air chantonné était joli, et la voix plaisante, mais elle entendit la voix de M. Bauval qui l’appelait.

« Mademoiselle Violette ! » Angèle s’arrêta subitement au milieu de sa mélodie et Violette, prise d’un mouvement de panique irraisonné et se sentant rougir, se précipita en arrière, attrapant à pleine main les rangées de grelots pour les réduire au silence, elle fit demi-tour et s’enfuit comme si on l’avait surprise en plein milieu d’un crime.

« Mademoiselle Violette ! » Appela de nouveau Prosper.

Il l’appelait Mademoiselle, comme lors de leur rencontre à Paris, ce qui l’avait déjà frappée à ce moment-là : on donnait rarement du « Mademoiselle » à une lorette, mais lui, oui ; comme pour faire la nique à la bonne société dont il était lui-même issu, comme un soufflet donné à l’étiquette bourgeoise. Cela ne la surprenait plus depuis que Célestine et Madeleine avait mis des mots sur les excentricités de M. Bauval qui s’accommodait, suivant son bon vouloir, des convenances.

« J’y suis ! Nous pouvons commencer ! » Continua-t-il. Violette emprunta de nouveau l’allée d’un pas franc et relâcha ses breloques tintinnabulantes lorsqu’elle s’estima suffisamment éloignée de la maisonnette.

« Me voici ! » Fit-elle tout sourire et esquissant une pirouette pour donner de l’effet à son arrivée. « Oh ! Comme tout cela a l’air compliqué ! Vous devez sûrement être autant savant qu’artiste ! Lança Violette à son photographe, car il fallait toujours flatter son client et elle s’y employait avec assiduité.

-Pensez-vous ! Fit Prosper tel un gamin vantard, c’est surtout le cadrage que je tiens à soigner, et puis aussi, avec cette nouvelle lentille - il montra l’objet du bout du doigt -  je dois refaire tous mes calculs de distance focale et de temps d’exposition.

Et le voilà reparti dans ses explications ! Pensa Violette qui continuait à lui sourire malgré sa lassitude.

- Malgré tout, avec le matériel dont nous disposons aujourd’hui, un enfant de cinq ans pourrait en faire autant ! Ce n’est pas comme dix ou vingt ans en arrière, quand il fallait préparer soi-même la solution de bromure d’argent, et utiliser la plaque de verre avant qu’elle ne sèche ! »

Quand il commence, il ne s’arrête plus ! Continua Violette. Et je ne comprends toujours rien à ses histoires de « brochure » d’argent…

Prosper, tout en devisant, lui faisait des signes des mains pour lui indiquer Plus à gauche ! ou Tournez-vous ! Encore un peu, voilà parfait !

-C’était tout le laboratoire qu’il fallait transporter avec soi, poursuivit-il, sous forme miniature et dans des mallettes qui pesaient leur poids ! Et alors par beau temps comme aujourd’hui, les produits séchaient à une vitesse ! Et je ne vous parle pas des flacons mal refermés ou cassés ! Une vraie corvée !

-Oh là là ! J’imagine ! Lâcha Violette avec un air peiné pour avoir l’air de suivre. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait raconter car à vrai dire elle l’écoutait à peine, elle essayait plutôt de percevoir le doux chant d’Angèle derrière les taillis. Elle se sentait si frustrée de n’avoir réussi qu’à en voir le bas de robe et un morceau de soulier, qu’elle aurait pu croire qu’elle avait quitté Paris rien que pour l’apercevoir.

Les mains de M. Bauval parlaient toujours : reculez, non avancez un peu, ne bougez plus !

-Aujourd’hui, les plaques se vendent toutes prêtes, et les sels d’argent sont contenus dans une solution sèche ! Que de progrès ! Et ce n’est pas fini ! J’ai lu dans une revue récemment, que les frères Lumière promettent pour bientôt que les photographies parviendront à rendre la couleur !

Prosper pressa le déclencheur. Le bruit de l’obturateur se fit entendre du son caractéristique que Violette connaissait maintenant très bien. Elle relâcha sa pose.

-Ha ha ha ! Fit Violette qui avait perçu la fin de la tirade.  La couleur ? Vraiment ? » Elle minaudait tout en se moquant gentiment.

Prosper lui sourit comme à un enfant qui a dit une bêtise. « Vous verrez. » lui dit-il simplement.

La séance se poursuivit tout l’après midi près des rosiers blancs dont les boutons devaient ressortir de manière intéressante sur l’image d’après M. Bauval. Il lui fit ajouter des plumes, retirer des voiles, puis les remettre, changer de souliers, puis lui demanda de rester pieds nus, de défaire ses cheveux et de les garder libres sur les épaules et la fit jouer avec ses boucles blondes dans des mouvements de bras dignes des danseuses orientales que Violette avait vu quelques fois dans les cabarets parisiens. La modèle prit des poses l’air tantôt provoquant, tantôt lascif, et même un brin mélancolique, le nez dans une fleur ou les yeux levés vers le ciel, à la demande du photographe et sous ses « Ah ! » et ses « Oh ! » admiratifs…

« Prenez un air pensif » lui demandait-t-il. « Boudez un peu, voilà, c’est pas mal, comme ça ! » Violette ne s’était pas doutée qu’elle aurait besoin de tant faire l’actrice pour de simples photographies, mais cela la réjouissait.

« Connaissez-vous les écrits de Baudelaire ? » lui demanda-t-il. « Il y a ce poème, Madrigal Triste qui commence ainsi : Que m’importe que tu sois sage ? Sois belle ! Et sois triste ! » Et il rit comme à une bonne blague. « Ah ! Ces romantiques ! Nous pourrions essayer d’illustrer quelques textes connus, je suis sûr que cela ferait fureur !» fit-il.

L’heure du thé était proche et Violette retourna dans l’atelier pour retirer son costume de danseuse, revêtir sa robe habituelle et s'harnacher dans son corset qui s’agrafait sur le devant, ce qui lui permettait de s’habiller seule. Afin de lui garantir un minimum d’intimité M. Bauval lui avait fait installer un paravent, avec une psyché et coiffeuse, dans le fond de son atelier. Violette n’avait qu’une hâte : retourner fureter du côté de la maisonnette dans le fond du parc, et voir si Angèle y était toujours. Elle qui était si désœuvrée en dehors des séances avec Prosper venait de se trouver une occupation : il fallait qu’elle tente d’approcher la jeune fille.

Elle entendit M. Bauval ranger son matériel à l’autre bout de la grande pièce toute peinte en noir tandis qu’elle réajustait son corsage.

« Voudriez-vous vous joindre à nous pour prendre le thé ? » fit la voix du photographe.

Violette passa la tête hors du paravent décoré de perroquets de toutes les couleurs.

« Angèle et moi prenons le thé à cinq heures, dans le jardin. Précisa-t-il. Voudriez-vous vous joindre à nous ? » Il lui souriait  sous sa moustache noire tout en rangeant ses accessoires.

Violette ne s’attendait pas à une telle proposition.

« C’est que… Elle repensa à Jeanne et à la prescription faite par celle-ci de se trouver ne serait-ce que dans la même pièce qu’Angèle. Oui ! Bien sûr !

-Parfait ! Fit Prosper. Nous vous attendrons donc sur la terrasse. » Et il finit de ranger ses boîtes et tout son attirail.

Violette était heureuse de voir le maître des lieux la considérer finalement comme une amie plutôt que comme une employée. Jusqu’ici, elle n’avait pas vraiment su quelle place elle occupait dans la maisonnée et l’attitude de la bonne ainsi que celle du cocher ne l’avaient aidée en rien. Violette pensa à la tête que ferait Jeanne en lui servant le thé à la même table qu’à ses maîtres, et elle étouffa un rire dans ses jupons, terminant de se rhabiller en hâte.

Parler avec une jeune fille de sa génération lui manquait plus qu’elle ne l’aurait cru, et la perspective de se trouver assise à la même table que la mystérieuse Angèle la rendait impatiente, rien que pour la réaction de Jeanne! Elle allait sûrement en faire une jaunisse!

Quand elle ressortit de son petit coin aménagé derrière le paravent, M. Bauval était déjà sorti, et elle traversa la grande salle en fredonnant l’air chanté par Angèle plus tôt dans l’après-midi.

« Lalalaaaalalalaaaaalalaaaaaa »

Elle fit une pirouette à mi-chemin, et reprit en fredonnant « hmmmhmmmhmm… hahaha ! » Elle riait toute seule de la tournure des choses, et s’engagea dans l’escalier vers la sortie.

Sur les consignes de M. Bauval, elle se rendit tout droit sur la terrasse où une table ronde en fer forgé peinte en blanc et percée de mille trous comme une dentelle supportait un plateau garni d’une théière, de deux tasses et d’une assiette de petits gâteaux. Comme elle s’approchait, elle capta le regard noir de Jeanne qui, debout, tendue et droite comme un i dans son tablier blanc, semblait douter de ce qu’elle voyait.

M. Bauval, qui était déjà assis sur une des quatre chaises assorties à la table, lui fit signe d’avancer.

« Ah ! Voilà Violette ! Venez donc! Angèle ne va plus tarder. Jeanne, ma bonne, allez donc voir ce qu’elle fabrique, et dites-lui que nous l’attendons pour le thé. Ah ! Et ramenez une troisième tasse pour Violette ! »

Il semblait que la mâchoire de Jeanne allait se décrocher de sa tête, tant elle pendait d’incrédulité.

Violette allait s’asseoir sur la chaise à la gauche de M. Bauval, puis se ravisa et choisit celle qui était la plus éloignée de son Maître. Elle ne devait plus agir comme la fille aux mœurs légères qu’elle était à Paris. Elle regarda autour d’elle, et elle trouva tout ce qu’elle vit somptueux. L’ombre procurée par la vigne suspendue, le parfum des roses rouge vif tout prêt, la brise qui jouait dans les boucles de ses petits cheveux épars autour de son visage après qu’elle ait refait son chignon à la hâte pour arriver plus vite ; elle se serait crue dans une autre vie que la sienne, transportée dans un rêve.

Elle aperçut Jeanne qui traversait le parc au loin, se dirigeant vers la cuisine, certainement pour y prendre la tasse supplémentaire demandée par M. Bauval. Violette réprima un gloussement.

« Alors, Violette, vous plaisez-vous dans mon beau pays ? Paris ne vous manque pas trop ? Demanda M. Bauval.

-Oh non ! Je veux dire, je me plais beaucoup ici ! Votre maison est vraiment très belle ! Et le parc n’a rien à envier aux plus beaux jardins de Paris !

-Ah ! C’est Armand qui va être content du compliment ! Sourit M. Bauval.

-Dans ce cas, je compte sur vous pour le lui transmettre, fit Violette en badinant.

Jeanne revint et déposa la tasse supplémentaire sur la table. Elle recula d’un pas, restant les bras ballants et l’air renfrogné.

-J’ai été un peu pris par mes affaires ces derniers jours, et je n’ai pas pris le temps de vous accueillir comme je l’aurais souhaité. Mais, à présent, je vais avoir plus de liberté et je vais pouvoir mettre en œuvre mon projet de cartes postales, je vous en avais parlé dans mes lettres. »

M. Bauval craqua une allumette pour allumer un cigare qu’il tira de sa poche, et émit quelques « pof, pof, pof » comme il aspirait la fumée qu’il recrachait aussitôt.

« Je dois justement recevoir dans les jours prochains certains de mes amis qui sont intéressés par ce projet, et qui souhaiteraient y collaborer. J’aimerais vous les présenter. »

M. Bauval tira une plus grosse bouffée sur son cigare, s’adossa à sa chaise et planta ses yeux sur Jeanne qui n’avait toujours pas bougé.

« Eh bien, Jeanne ? Le thé ne va pas sauter tout seul dans les tasses ! »

La bonne attrapa un chiffon pour ne pas se brûler sur l’anse de la théière, et versa le thé dans la tasse se M. Bauval, et dans une deuxième tasse qu’elle plaça devant la chaise vide. Puis elle s’immobilisa, l’air visiblement contrariée. Violette sentit l’ambiance tourner à l’orage, et s’en amusa d’avance.

« Et alors ? Fit M. Bauval. Faudra-t-il que je serve Violette moi-même ? Enfin que vous arrive-t-il ma bonne Jeanne ? »

Les doigts de Jeanne tremblaient sur le chiffon, et elle posa vivement la théière sur la table qui en cracha quelques gouttes de breuvage par le bec.

« Ah ça ! Ça non alors ! Tout ce que vous voudrez Monsieur, mais je ne servirais pas une fille dans son genre ! » Elle tourna les talons et la suite leur parvint de plus en plus éloigné « Ah ! Dame ! Ça non alors ! Et puis quoi encore ? Mais dans quelle maison se croit-elle ? … Non ! Non ! Non !...»

M. Bauval la regarda s’éloigner en tirant une nouvelle bouffée sur son cigare avant de partir dans un rire sonore qui résonna contre les murs de la grande maison derrière Violette. Il rit si fort qu’il s’étouffa presque avec la fumée et que des grosses larmes perlèrent dans ses yeux rougis par l’hilarité. Violette finit par se joindre à lui et se servit du thé toute seule.

Lorsque M. Bauval se calma, il essuya ses larmes d’un gros index, et c’est là que Violette nota la présence d’Angèle près de la table.



[1]  Grande récipient de bois de capacité variable selon les régions (jusqu'à 410 litres), qui sert à stocker les alcools.

 

[2] Extrait gras à base de beurre où l’on a fait infuser des feuilles et des fleurs de cannabis et que l’on agrémente de miel, d’amande, de purée de datte ou de pistaches, et de divers épices selon les goûts. Se consomme dans le café, de l’eau chaude, ou à la cuillère, à raison de 15, 20 ou 30 grammes.

[3] Tuberculose

8 décembre 2016

III

Le vent et la pluie s’abattaient avec toute la violence et le désespoir de l’automne sur les vitres de la petite maison d’Emilie et celle-ci referma avec humeur un par un tous les onglets de son navigateur internet. Concentre-toi, concentre-toi bordel ! Se morigéna-t-elle. Elle s’était installée à son bureau ce matin-là avec la ferme intention de boucler le chapitre qu’elle avait commencé à rédiger voilà plus d’une semaine, mais s’était perdue en recherches aussi futiles qu’idiotes toute la journée, allant des tarifs d’un coach sportif à domicile, en sachant qu’elle détestait le sport et n’irait jamais se louer les services d’un inconnu en combinaison moulante pour l’obliger à faire des abdominaux, au visionnage de dizaines de photos d’actrices sur Pinterest ; visionnage qui l’avait laissée plus complexée que jamais. « Il faut perdre cette habitude de vous comparer aux autres » lui avait souvent répété sa psy quand elle la consultait encore. Eh bien, il fallait croire qu’elle le faisait toujours. Cela commençait invariablement par « Qu’est-ce qu’elle est belle sur cette photo ! » et puis à un moment, ça glissait dangereusement vers « j’aimerais tellement avoir cette allure, ce regard, cette bouche » et ça se terminait invariablement par « Je suis tellement quelconque… » C’était la faute de Cate Blanchett aussi et de Meryl Streep, de Catherine Deneuve, de Beth Ditto, de… de tellement d’autres encore ! Ces femmes dégageaient un tel charisme, Emilie n’aurait su dire si c’était leur aura ou leur intelligence qui les rendait belles, attirantes, ensorcelantes, sexy, désirables… Cela ne pouvait pas être seulement physique, c’était leur attitude, leur façon de se mouvoir… – oui parce qu’elle avait aussi regardé des interviews sur Youtube – Pour finir, elle ne savait plus comment se sentir bien dans ses pompes après avoir passé l’après-midi en compagnie de toutes ces femmes extraordinaire. Et puis c’est complètement con ce que je dis, ce que je peux me fatiguer ! conclut-elle agacée par ses propres divagations, Allez hop ! Ca ne sert à rien de te lamenter devant ces icônes retouchées, fermes moi tout ça ! S’était-elle commandé.

Elle avait ainsi passé les trois quarts de la journée à s’auto flageller de la sorte avec tout un tas d’idées qui l’enfonçaient un peu plus dans la mélasse de ses complexes. Elle avait peut-être réussi à ajouter deux phrases à son chapitre, phrases qu’elle avait relues, corrigées, effacées, modifiées, réécrites une bonne douzaine de fois chacune. Non, l’inspiration n’était pas là.  Elle était bien bête de s’entêter car elle se fatiguait pour rien et cela finissait par lui taper sur les nerfs. Elle n’était même plus sûre d’avoir bien choisi son sujet.  Les années 80 étaient à la mode depuis tellement longtemps, elles avaient été tellement épluchées et disséquées dans tous les sens qu’elles étaient usées, vidées de leur substance. Il lui semblait qu’elle n’en tirerait rien qu’un cliché de plus parmi les autres ; elle songea qu’elle aurait dû situer son histoire à une époque différente.

Comme elles le faisaient souvent, ses pensées dérivèrent vers autre chose et Emilie repensa au manoir abandonné qu’elle avait visité quelques jours plus tôt.  D’ailleurs, c’était arrivé plusieurs fois depuis son exploration. Régulièrement, elle avait comme des flashs de sa visite, des images mentales qui s’imposaient d’elles-mêmes. Ce n’était pas forcément déclenché par quelque chose, cela lui venait comme ça. Ca devait être un luxe terrible d’habiter là dedans ! Se dit-elle. Et à cette époque, les toilettes des femmes, c’était autre chose qu’aujourd’hui ! Évidemment, lui revint également le souvenir des sensations étranges qui l’avaient saisie sur place et des deux taches blanches sur ses photos… Tiens, oui, les photos… Elle ne les avait plus regardées depuis ce jour-là … Foutu pour foutu, elle se dit qu’elle n’écrirait rien de bon aujourd’hui de toute manière, sauvegarda son fichier et referma son logiciel de traitement de texte. Elle cliqua ensuite sur l’emplacement de la carte mémoire pour visionner une nouvelle fois ses prises de vues. Tiens, l’emplacement est vide… Elle jeta un œil sur la tour de son ordinateur, mais la fente qui avait accueilli la carte mémoire était vacante. Je pensais l’y avoir laissée, pourtant… Bon, où est-ce que je l’ai mise? Emilie alla chercher son appareil photo, se dit qu’elle l’avait peut-être repositionnée dedans. Mais rien. C’est pas normal, ça. Elle retourna à son ordinateur, en déplaça la tour, regarda dessous, puis étendit ses recherches à tout le bureau, souleva le tapis en coco et dû pour cela faire rouler la chaise de bureau de l’autre côté de la pièce, tira le caisson mobile, fit tomber son disque dur externe et la multiprise, râla après sa maladresse et se cogna le petit orteil dans le pied du bureau ce qui lui tira un petit couinement ;  tout se maudissant intérieurement  elle inspecta la chaise de bureau dans ses moindre replis, regarda sous le tapis de souris, dans le petit panier où elle rangeait ses crayons et les bricoles qui traînaient, mais nulle part il n’y avait de trace de la carte mémoire. « Ok, donc aujourd’hui c’est pas ma journée ! » Finit-elle par exploser à voix haute. « Bon, puisque je n’arrive à rien, je vais m’affaler devant la télé et ne plus rien entreprendre jusqu’à demain ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait et la journée se termina dans une humeur morose et devant des programmes qui n’encourageaient pas la réflexion. Elle garda cependant dans un coin de sa tête l’ombre du Manoir de Prosper, comme elle l’appelait et quand elle se mit au lit elle avait pris la décision d’y retourner sous peu. Quelque chose l’attirait là-bas. C’était étrange comme pensée, parce que sur place elle avait plutôt eu l’impression d’en être chassée par des sentiments désagréables, mais elle ne voulait pas rester sur le flou de ces impressions et avait besoin de trouver des réponses aux questions que cette exploration avait soulevées.

source : http://www.underground-worlds.com/le-manoir-au-piano/

Quelques  jours plus tard, donc, elle avait attendu que le temps soit moins humide, Emilie prépara de nouveau son sac à dos pour terminer son exploration. Comme elle n’avait toujours pas remis la main sur cette fichue carte mémoire, elle ne disposait que de son téléphone pour faire des photos. Si l’excitation était là, une certaine appréhension l’accompagnait, mais elle faisait de son mieux pour se raisonner et rationaliser au maximum. Cette fois-ci, elle  choisit de ne pas écouter son groupe horror metal de circonstance et se contenta de la radio, la simple et gentille radio si rassurante avec son babillage permanent qui vous ramenait  en quelques instants à l’extrême trivialité de l’existence en ce bas monde. Le trajet lui parut moins long que la première fois et elle gara sa voiture au même endroit. Les lieux étaient toujours déserts et la faune toujours si discrète : le silence y était aussi épais que le brouillard de la dernière fois. A l’approche de la maison, Emilie sentit l’oppression la gagner : de nouveau elle eut cette crainte de lever les yeux vers les fenêtres. Aussi se dirigea-t-elle directement vers le second bâtiment qu’elle n’avait qu’aperçu de loin la première fois. En chemin elle croisa un petit pont qui reliait deux rives d’un cours d’eau qui n’existait plus et dont le lit était rempli de feuilles mortes. Emilie s’y engagea, la main suivant balustrade en fer forgé qui dessinait des volutes régulières. Elle s’arrêta au milieu du pont et essaya d’imaginer le jardin à l’époque où il avait été entretenu. Cela devait être un endroit magnifique, songea-t-elle. En se retournant elle jeta un œil au manoir. De loin, elle s’en sentait davantage capable. Une volonté semblait en émaner, une force se faisait sentir, c’était diffus, peu clair mais elle percevait quelque chose. Elle se remit en route vers la dépendance. De taille imposante, elle aurait pu constituer une belle maison d’habitation pour une famille nombreuse, pensa Emilie, mais dans un style plus simple que la grande maison, remarqua-t-elle. Elle était composée d’une sorte de grande tour carrée chapeautée par un toit à quatre versants et percée de fenêtres sur trois de ses quatre faces ; elle comptait trois niveaux. Sa quatrième face se prolongeait en une sorte de longue galerie à deux étages également percée de six fenêtres sur chaque façade ; les combles semblaient aménagés puisque le toit était percé d’une grande verrière. Emilie dut lutter avec la porte pour l’ouvrir plus qu’elle ne l’était et pouvoir s’y faufiler ; elle déboucha dans une petite entrée très sombre. Une porte s’y ouvrait sur une grande pièce, toute en longueur, occupée en son centre par un meuble énorme encadré de deux colonnes qui soutenaient le plafond, entièrement composé de tiroirs. Des petits, des moyens, des grands, des minuscules, des fins, des étroits, il y en avait des dizaines. Qu’est-ce qu’on pouvait bien ranger là-dedans ? se demandait Emilie en le photographiant. Elle commençait, la curiosité aidant, à oublier ses craintes de manifestations fantomatiques.  Hormis ce meuble, le reste de l’espace était vide. Après avoir ouvert quelques tiroirs où elle ne trouva rien, Emilie revint sur ses pas : un escalier montait depuis le vestibule et elle comptait bien explorer l’étage.

source : http://thevastwasteland.eklablog.com/manoir-au-piano-gallery46644

Dans l’escalier, les murs et les marches étaient peints en noir. On n’y voyait rien du tout, de plus, il était assez étroit et irrégulier. Elle s’équipa de sa lampe frontale : il était inutile de tenter le diable en s’y aventurant à l’aveugle. Cet escalier donnait sur un couloir étriqué, tout noir, lui-aussi. A sa gauche elle découvrit un petit espace restreint muni d’un lavabo. Cette peinture noire qui recouvrait tout plongeait les lieux dans de drôles de ténèbres. Elle prit quelques photos au flash. De l’autre côté, une pièce aussi grande que celle du dessous, peinte toujours dans les mêmes tons. De grands rideaux, noirs eux aussi, pendaient encore aux fenêtres et des petits carrés de verre rouge enchâssés dans des cadres de bois masquaient encore certains carreaux des fenêtres; il y avait du bazar partout, au sol et sur la grande table qui se trouvait là. Elle prit encore quelques clichés et se désola de la piètre qualité des images avec si peu de lumière à sa disposition. Ah ! Si j’avais retrouvé cette fichue carte mémoire ! Où elle était passée demeurait un mystère et ce mystère ajouté au caractère décevant des images qu’elle rapporterait de cette visite la frustrait au plus haut point. En s’approchant, elle trouva des fioles en verre et de petits récipients en liège, cubiques et munis d’un bouchon minuscule lui aussi en liège. Comme ils étaient tachés de couleurs, Emilie supposa qu’ils devaient avoir contenu de l’encre, mais elle n’en était pas sûre, car n’avait jamais vu d’encrier semblables avant celà. Derrière la table, tout un mur était recouvert d’étagères. En fouinant dedans et en faisant attention de ne pas mettre les mains dans les toiles d’araignée, Emilie trouva quelque chose qui lui permit de comprendre où elle se trouvait : de petites boîtes en carton contenaient des plaques de verre, toutes de la même taille, et, pour celles qu’elle avait examinées, intactes et vierges. En reliant cet indice avec les carreaux rouges et amovibles sur les fenêtres, la petite pièce avec le lavabo et tous les murs peints en noir, elle comprit qu’elle se trouvait dans un atelier de photographie de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle : ces plaques de verres étaient des négatifs vierges [1]. D’ailleurs, l’une des boîtes avait encore son étiquette qui indiquait: Société Anonyme des Plaques et Papiers Photographiques A. LUMIÈRE & SES FILS Plaques sèches au gélatino bromure d’argent ORTHOCHROMATIQUE – GRAND PRIX 1889. Bouche bée, elle embrassa la grande salle du regard, n’en croyant pas ses yeux. Quelle merveille ! Cette propriété n’en finissait pas de l’étonner ! C’est extraordinaire ! Je pourrais peut être retrouver de vieux négatifs exposés ! Elle décida d’explorer le fond de la pièce et trébucha sur quelque chose. Trois baguettes en métal dépassaient  du tas de vieilleries abandonnées là. Elle en attrapa une et les trois autres vinrent avec : c’était un vieux trépied. Ouah ! Il est superbe ! Elle le reposa sur le sol et le photographia. Puis elle entreprit de visiter le dernier étage. Au moment de s’engager dans l’escalier, elle crut entendre quelque chose qui ressemblait à une voix. Elle se figea, l’oreille tendue, le cœur tambourinant dans sa poitrine.

« Lalalaaaalalalaaaaalalaaaaaa »

Quelqu’un avait fredonné. Elle en était sûre ! Son cœur se mit à battre tellement fort qu’elle crut qu’il allait jaillir hors de sa cage thoracique. Plus un seul de ses muscles ne bougeait ; elle était si crispée qu’elle aurait aussi bien pu s’être changée en statue de pierre. Elle n’osait plus rien faire, de peur faire un bruit, qu’on l’entende, qu’on la chasse. Et si c’était les flics ? Pensa-t-elle. Non, des policiers ne fredonneraient pas. Des squatters ? Des drogués ? Là elle se souvint de son voyage à Berlin, lors duquel elle avait visité plusieurs lieux abandonnés très impressionnants, dont un opéra et un hôpital pour enfants, qui étaient des lieux bien connus du public ; elle y avait croisé de nombreux visiteurs, qui, comme elle, aimaient venir rêver dans ces friches urbaines. Peut êtres que c’était des urbexeurs, tout comme elle ?

« hmmmhmmmhmm… hahaha ! »

Emilie sursauta. Cela venait de la grande pièce qu’elle venait de quitter. Soudain, elle repensa à des vidéos visionnées sur Youtube, où des chasseurs de fantômes partaient en quête de manifestations surnaturelles dans des lieux comme celui-ci. Ils utilisaient souvent des enregistreurs numériques pour documenter ce qu’ils appelaient des PVE[2]. Elle n’avait pas d’enregistreur numérique, mais son portable disposait d’une fonction dictaphone et elle se dit que cela ferait bien l’affaire. S’armant de tout le courage dont elle disposait, obligeant ses jambes à rester là où elles étaient quand elles auraient voulu décamper, elle extirpa avec difficulté son téléphone de la poche où elle l’avait glissé une minute auparavant. Ses tremblements incontrôlés l’obligèrent à s’y reprendre à plusieurs fois rien que pour déverrouiller l’écran. Ses mains étaient gelées, flasques et moites. C’était comme dans ces cauchemars où l’on devait composer un numéro de téléphone dans l’urgence, mais la panique nous faisait toujours appuyer au mauvais endroit et l’on n’arrivait jamais à appeler à l’aide ! « Voilà, enregistrer ! » Dit-elle à haute voix et comme cela lui donna l’impression de n’être pas toute seule et elle décida de continuer à se parler à voix haute. « Reste calme. Respire. PFFFFF… PFFFFFF…PFFFFFF Voilà, détends tes muscles, décrispe, voilà, c’est bien, PFFFF… PFFFFFF… »  Puis, s’adressant à la présence, d’une voix timide, peu assurée, à peine audible « Est-ce qu’il y a quelqu’un ?... » Là, elle réalisa que le fait d’attendre une réponse lui faisait encore plus peur que d’essayer d’ignorer les manifestations. Elle laissa passer encore quelques secondes et décida qu’elle devrait plutôt essayer d’être polie. « Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie. Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… » Elle se sentit un peu bête de parler dans le vide comme ça. Mais elle s’était exprimée plus fort, elle prenait confiance. N’entendant plus rien, elle revint sur ses pas sur deux ou trois mètres. « Vous êtes toujours là ? … Madame ? » Il lui avait semblé que c’était une voix de femme. Elle se concentra sur ses sensations, mais ne trouva nulle part en elle ce rejet qu’elle avait éprouvé dans la grande maison lors de sa première visite. Elle ne sentait rien d’hostile, au contraire, son rythme cardiaque s’était même calmé et son cœur battait un peu moins fort. Elle fit encore quelques pas dans la grande salle et il lui sembla percevoir une odeur différente. Quelque chose de frais, de … fleuri… Oui, ça sentait les fleurs… Ah ! Elle connaissait cette odeur ! Elle reniflait comme un chien qui aurait flairé une piste, « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !» Il n’y a rien dans tout ce tas de vieux déchets moisis qui puisse sentir aussi bon, ça doit venir d’ailleurs… Constata-t-elle.

En poursuivant la piste du parfum, Emilie passa devant une fenêtre et son regard fut attiré vers l’extérieur.  Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans le parc ! Voilà d’où venaient les fredonnements ! Avait-elle été bête ! Elle se cacha un peu derrière un bout de rideau qui pendait afin de regarder sans être vue. Merde, ils ont dû m’entendre quand je parlais aux fantômes ! Emilie cherchait des yeux si elle voyait quelqu’un d’autre là en bas, mais il n’y avait que la silhouette qui n’avait pas bougé. En y regardant de plus près, Emilie remarqua que quelque chose n’allait pas. Ses vêtements étaient bizarres. Bordel… Sa robe… ce chapeau… ce serait pas une ombrelle ce truc là ?... Bon sang ! Elle est tout droit sortie du XIXème cette bonne femme ! La silhouette qui lui avait tourné le dos jusque là pivota sur elle-même et sembla diriger son regard droit dans les yeux d’Emilie, cependant que celle-ci n’aurait su dire si la silhouette était même pourvue d’yeux ; Emilie se précipita derrière le rideau, paniquée, des gouttes de sueur froide perlaient à ses tempes. Putain, putain, putain… Est-ce que c’est vraiment en train d’arriver ? Après quelques secondes qui lui semblèrent immensément longues et avec une appréhension tendue au maximum, elle risqua de nouveau un œil en dehors de son rideau, tenant le bout de tissus devant le reste de son visage comme on se cache sous sa couette quand on est enfant et que l’on croit que cela nous protègera du monstre qui se terre sous notre lit, mais la femme avait disparu. Emilie avait maintenant parfaitement conscience de ce qu’elle venait de voir : cette femme n’était pas, ou devrait-elle dire plus, de ce monde…

Elle fit deux pas vers l’escalier, puis revint à la fenêtre pour  jeter de nouveau un œil en contrebas. « La vache ! Mais c’est dingue ! » S’écria-t-elle. Elle ne savait pas quoi faire, sortir, rester là… Les fantômes semblaient être partout ! Son adrénaline atteignait des sommets et elle se sentait toute étourdie. Elle se rendit compte qu’elle avait toujours son portable à la main, en train d’enregistrer tout ce qui se passait depuis plus de cinq minutes. Elle stoppa l’application, et, en tentant de maîtriser sa respiration, entreprit d’en écouter l’enregistrement. Il y avait beaucoup de bruit blanc, puis les pas d’Emilie sur le plancher,  puis « Est-ce qu’il y a quelqu’un ?... »suivi d’encore plus de bruit blanc et ensuite « Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie… »Elle avait cru entendre quelque chose entre « Bonjour » et le « Euh », elle revint en arrière « Bonjour… - - - … Euh… » Oui, il y avait une voix ! Elle ne comprenait pas le mot mais il y avait bien quelque chose ! Emilie rit en même temps qu’elle était envahie d’un frisson. Elle en voulait plus et en même temps elle n’avait qu’une envie : mettre les voiles ! Mais non, elle ne pouvait pas encore partir. Elle n’était même pas là depuis une heure ! J’écouterais la suite à la maison, se dit-elle, pour le moment, je vais juste aller visiter la pièce au-dessus. Elle ne savait pas ce qui la poussait à rester malgré la peur qui raidissait ses muscles et rendait ses cuisses et son dos douloureux, voulait-elle se lancer des défis ? Comme quand on est gosse et qu’on se jette des « T’es pas cap ! » à la face.

Sans chercher la réponse elle remit son enregistreur en route et monta l’escalier avec mille précautions, l’oreille plus tendue que jamais. « Bon, euh, je monte au dernier étage » Prévint-elle quiconque l’entendait. « Je vais juste jeter un œil, je ne vais rien vous voler… » Maintenant que le contact avait été établi, autant tenir les entités présentes au courant de ses mouvements. L’escalier émit quelques grincements sinistres sous son poids. Elle avait envie de poser des questions aux esprits, mais n’osait pas encore. Une dernière grande salle  inondée de lumière issue de la grande verrière dans le toit s’étendait devant elle. Elle était richement carrelée d’un damier noir et blanc et au fond de la pièce, magistral, somptueux, trônait un véritable orgue d’église, qui, même sans ses tuyaux qui avaient tous disparus, gardait cette imposante magnificence qui aurait pu rendre Emilie religieuse sur le champ. Elle s’approcha respectueusement de l’énorme instrument et en caressa la surface. Ce manoir est décidément plein de surprisesM. Bauval devait être un excentrique ! pensa-t-elle. « C’est très beau, chez vous » Dit-elle à l’attention des esprits. « Vous devez avoir eu une vie extraordinaire » Emilie pivota pour admirer la pièce. Le coffrage du toit faisait comme une coque de bateau renversée au-dessus de sa tête. Un gros secrétaire en bois massif, dont Emilie se demanda comment il avait bien pu être monté jusqu’ici considérant l’étroitesse de l’escalier, prenait la poussière entre deux fenêtres. Et cet orgue ? Ils ont dû le monter directement sur place… Quelle découverte ! Emilie n’en finissait pas de s’émerveiller.

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Elle se sentait pleine d’admiration, mais aussi de respect pour ce lieu et les âmes qui l’habitaient encore. Elle resta là quelques minutes, à s’imprégner de ce qui l’entourait, à essayer de s’y intégrer, de « devenir » l’atmosphère qui y régnait. Elle enregistrait toujours. Soudain, tout sembla couler en elle, facilement, comme si ses muscles avaient d’eux-mêmes relâché une étreinte qu’elle n’avait pas conscience d’avoir maintenue très serrée. « Vous êtes là ?... Je vous sens… » Les poils sur ses bras se dressèrent en chair de poule. L’odeur de fleurs revint aussi subtilement lui effleurer les narines. « C’est vous, ce parfum, hein ? Etes-vous la femme de Prosper ? De M. Bauval ?» Elle n’avait plus peur, il y avait comme une connexion qui avait été établie, elle ne pouvait pas vraiment mettre de mot sur ce qu’elle ressentait à ce moment-là, mais ses sensations étaient très concrètes, comme de sentir un objet dans le creux de sa main. « Pourquoi êtes-vous encore ici ? » Demanda-t-elle. « Avez-vous besoin… d’aide ? » En disant cela elle réalisa qu’elle s’engageait peut être dans quelque chose de dangereux. Il ne fallait pas encourager un attachement des esprits à sa personne et proposer son aide était le meilleur moyen de les y inviter, car ils étaient capables de vous suivre jusque chez vous et de faire de votre vie un enfer ! Elle avait vu des documentaires à ce sujet ! « Comment vous appelez-vous ? Je suis Emilie. Êtes-vous… morte ici ? Dans ce bâtiment ? » Après un instant profondément silencieux il y eut un grand bruit en bas, comme une porte qui claque. Emilie fut sortie de sa transe comme si elle avait reçu un seau d’eau dans la figure. Son estomac se serra et l’état de détente où elle s’était trouvée s’envola pour laisser place à une sensation désagréable ; l’atmosphère avait changé du tout au tout et Emilie sentit l’air devenir comme électrique, piquant, irritant. Sa crispation revint et elle n’arriva plus à formuler la moindre question : les mots lui restaient au fond de la gorge. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle, mais là où il lui avait semblé apercevoir mille trésors merveilleux et lire une histoire incroyable dans les ruines d’une bâtisse figée dans le temps une minute auparavant, elle ne vit plus que déchets, moisissures, poussière grise et décrépitude. La seule pensée qui lui venait était qu’elle voulait partir, maintenant et vite !

Elle prit la direction de l’escalier, et, au bout de trois ou quatre pas, se mit presque à courir, comme si quelque chose était après elle.  Elle descendit les escaliers en quatrième vitesse, deux marches à la fois, se cognant les épaules dans les murs étroits, ne sentant même pas si elle se faisait mal. Elle devait sortir de là, c’est tout ce qu’elle savait ! Elle arriva sur le palier du premier étage et s’engouffra dans l’escalier qui la mènerait au rez-de-chaussée, mais des gravats roulèrent sous ses pieds qui glissèrent et dévalèrent les marches plus vite que le reste de son corps. Par réflexe elle leva le bras qui tenait son téléphone et se rattrapa avec l’autre main, mais en tombant dessus de tout son poids, elle sentit une douleur aigue au niveau du poignet. Elle prit quelques secondes pour retrouver ses esprits et se releva en se disant qu’elle aurait une belle collection de bleus le lendemain, quand elle entendit un petit rire. Un rire de femme, un rire mesquin, mauvais. Cela venait de l’intérieur, il n’y avait pas de doute possible, elle l’avait entendu comme si la personne s’était tenue à quelques pas. Son estomac se serra un peu plus et elle reprit sa fuite. Avant de passer la porte, elle se retourna et déclara d’une voix forte « Je vous demande de ne pas me suivre ! »

Elle n’eut pas le cœur de chercher ce qui avait fait le bruit qui avait retenti dans tout le bâtiment et s’éloigna dans les broussailles. De loin elle jeta un œil à l’endroit où elle avait vu l’apparition depuis la fenêtre, mais il n’y avait plus rien depuis longtemps. La magie s’en était allée et ne demeurait qu’un sentiment de désolation mêlé de colère et de … haine ? Oui, elle ressentait des émotions négatives, mais ce n’étaient pas les siennes… Un résidu du temps jadis ? Que s’était-il passé ici ? Et d’abord, comment se faisait-il qu’elle ressente tout ça ?  Elle se souvint alors d’une séance chez sa psychologue « Je sens en vous des capacités » lui avait-elle annoncé des années plus tôt « Des capacités à communiquer avec l’au-delà » Oh, à l’époque, elle n’y avait pas fait attention, elle n’était pas venue la consulter pour cela. Mais, maintenant, ça lui revenait, et, elle n’avait pas voulu y croire, sans doute, mais ce qu’elle venait de vivre allait dans ce sens… Bon sang ! Emilie réalisait le caractère extraordinaire de ce qu’elle venait de vivre. Qui croira ça ? Elle porta les yeux sur son téléphone et en arrêta l’enregistrement. Elle avait hâte et en même temps, craignait d’écouter ce qu’il avait à révéler, celui-ci. Son poignet lui faisait vraiment mal et elle retourna à sa voiture, agacée de s’être mise en danger. Installée au volant du véhicule, elle mit un temps avant de mettre le moteur en route. Elle commençait déjà à douter de ce qu’elle croyait avoir vu. Comme quand on s’éveillait d’un rêve dont on ressentait encore les sensations qu’il avait imprégné en nous, mais dont les détails nous échappaient peu à peu jusqu’à en oublier l’intégralité alors qu’on  en tenait si fermement le souvenir quelques secondes auparavant.

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Une fois chez elle, Emilie s’installa avec appréhension devant son ordinateur, son portable relié à la tour du PC par un câble USB pour y récupérer ses enregistrements. Une fois transférés sur le disque dur, Emilie brancha un casque audio pour mieux écouter ce qu’il y avait à y entendre et pressa play avec appréhension. Rapidement, elle arriva au « Bonjour… - - - … Euh… » qu’elle avait déjà écouté sur place. Elle repassa l’extrait plusieurs fois, mais ne parvint pas à savoir ce qui  y était dit. Peut-être même n’était-ce pas une voix, après tout, car plus elle l’écoutait et moins cela avait de sens. Cela pouvait être un souffle dans le micro, le frottement du téléphone contre ses vêtements, une dizaine de choses avait pu provoquer ce bruissement. Elle décida d’écouter la suite, il y aurait peut-être quelque chose de plus flagrant.  « Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… » Elle ne détecta rien ici.  « Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

 « OH ! « Oui » ! Ca dit « OUI ! » Elle relut l’extrait :

 

« Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

C’était une voix de femme ! Elle ne s’était pas trompée ! « Oh ! OH ! » Des larmes lui montèrent dans les yeux. Alors il y avait bien quelque chose après … la mort !  Ses pensées allèrent immédiatement à son père. Pouvait-il la voir ? Est-ce qu’il se tenait près d’elle la nuit quand elle rêvait de lui ? Oh ! La voilà la quête personnelle qui se cachait derrière les questions auxquelles elle tenait tant à répondre ! Comment n’en n’avait-elle pas pris conscience plus tôt ?

 

« Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

Elle se passa l’extrait jusqu’à le connaître par cœur, jusqu’à compter les secondes entre son dernier mot et la réponse, jusqu’à mémoriser l’intonation de la réponse, le timbre de la voix qui lui répondait, elle voulait graver littéralement ce « Oui » dans sa mémoire.

 

« Oui » ça existe ! « Oui » il y avait bien quelqu’un, « Oui » c’était réel, « Oui » son père était, lui aussi, quelque part dans l’univers et peut-être répondait-il lui aussi à quelqu’un qui lui posait des questions aussi idiotes que celles qu’elle avait posé elle-même chez Prosper. Elle  essuya ses larmes et décida d’écouter la suite. « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !»Il y avait peut être quelque chose ici. Emilie se repassa l’extrait et monta le volume. « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! - - - Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !»

 

Oui ! Oui ! Ca dit quelque chose ! Emilie n’en croyait pas ses oreilles. Encore !

 

« je l’ai perdu… Ici !

 

- - -

 

-Qu’est-ce c’est ? »

 

Ah j’y suis presque ! S’impatientait Emilie.

 

« perdu… Ici !

 

–  - aime

 

-Qu’est-ce que c’est ? »

 

« Ca dit « aime » ! Oui c’est ça ! Encore une fois ! » Emilie était comme prise de folie devant son écran. Elle parlait toute seule, donnait de grandes claques sur son bureau, sur ses cuisses, cliquait frénétiquement sur sa souris pour relancer le même extrait dix, vingt fois d’affilée et avait dans le regard une détermination à faire pâlir d’envie n’importe qui s’élançant à la conquête d’un monde inconnu.

 

« Ici !

 

– Tu aimes ?

 

-Qu’est-ce que c’est ? »

 

« Tu aimes ? » Elle lui demandait si elle aimait son parfum ! « Tu aimes ? Hahaha ! C’est extraordinaire ! « Tu aimes ? »  Oui j’aime ! Oh bon Dieu ! Quelle folie ! C’est complètement dingue ! » Elle se leva et marcha en long et en large dans son petit bureau. « Oui » « Tu aimes ? » Répétait-elle pour elle-même, un sourire incrédule sur le visage. « Oui » « Tu aimes ? » Il fallait qu’elle écoute la suite. Elle se rassit et relança la lecture de l’enregistrement. Elle reconnut le moment où elle s’était cachée derrière le rideau, quand elle observait la femme dehors. Le tissu qui crissait contre le téléphone rendait cette partie de l’enregistrement inaudible, mais on entendait sa respiration en fond, profonde, lourde, rapide. Puis ses pas, elle marchait vite. Les pas s’arrêtaient, puis repartaient, elle était retournée près de la fenêtre  « La vache ! Mais c’est dingue ! » Il n’y avait que du bruit blanc entre ses propres paroles et le claquement de ses pas. « Bon, euh, je monte au dernier étage…  Je vais juste jeter un œil, je ne vais rien vous voler… Laisse-toi faire »

 

Une voix d’homme !

 

« jeter un œil, je ne vais rien vous voler… Laisse-toi faire » Ce ton sur lequel il disait ça « Laisse-toi faire » : un ton mielleux, vicieux, perver ! Est-ce que c’était à elle que cette voix s’adressait ? Ou est-ce que cela s’adressait à l’autre entité ? Cela ne répondait à aucune des questions qu’elle avait posées. Cela pouvait aussi juste être ce que l’on appelait de l’énergie résiduelle et se répéter en boucle à l’infini sans que rien ne provoque cette manifestation. Emilie n’en revenait pas du nombre de phénomènes qu’elle avait enregistrés. Et elle n’avait pas tout écouté ! Elle poursuivit. Elle s’entendit monter les escaliers, les marches grincer, le raclement de ses semelles sur le sol, les craquements des débris sous ses pas. Puis leur rythme s’accéléra : elle avançait vers l’orgue. « C’est très beau, chez vous… Vous devez avoir eu une vie extraordinaire… é—an—é … Vous êtes là ?...

 

« é—an—é »… « Encore cette voix de femme! « é—an—é » -Ah ! J’arrive pas à savoir ce qu’elle dit !

 

« é—an—é » Est-ce qu’elle disait « églantier » ? Est-ce que c’était le parfum qu’elle avait senti ? Ca sentait quoi l’églantier ? « é—an—é » Rien à faire, elle ne comprenait pas ce mot-là non plus. « Je vous sens… C’est vous, ce parfum, hein ? … Étiez-vous la femme de Prosper ? De M. Bauval ?... Pourquoi êtes-vous encore ici ? … Avez-vous besoin… d’aide ? « Comment vous appelez-vous ? Je suis Emilie. Êtes-vous… morte ici ?  - - Dans ce bâtiment ?»

 

« Là ! » Emilie en sauta sur son siège. Elle revint en arrière.

 

« morte ici ?  - vient Dans ce bâtiment ?» Elle cliqua à nouveau :

 

« morte ici ?  On vient ! Dans ce bâtiment ? … CLANG !»

 

Oui ! C’était là qu’avait retentit le gros bruit qui avait déclenché son attaque de panique à la suite de laquelle elle était tombée dans l’escalier ! « On vient ! » L’esprit avait tenté de la prévenir ! Quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre était entré et elle l’avait senti ! L’ambiance avait changé après cela, il y avait eu un truc dans l’air, comme de l’électricité statique, comme ces petits picotements sur sa peau quand elle retirait son sous-pull, gamine…

 

Elle se laissa tomber contre le dossier de son fauteuil, étourdie par tout ce qu’elle découvrait. Oh ! Est-ce que le rire que j’ai entendu a été enregistré ? Se souvint-elle. Elle relança la lecture, écouta sa course effrénée, ses pas lourds qui révélaient sa précipitation ; elle dérapait, courait encore, se cognait, puis un grand bruit : sa chute. Elle s’entendit gémir. Puis il y eut du mouvement, des bruits de petits cailloux raclés sous ses semelles : elle se relevait. Emilie tendait l’oreille comme jamais. Puis, il se fit entendre :

 

« Ha ha ha ! »

 

Le rire ! Elle l’avait ! Elle l’écouta une deuxième fois.

 

« Ha ha ha ! »

 

Comme il était méchant, ce rire. Odieux. Rien à voir avec la petite voix qui lui avait demandé « Tu aimes ? » Elle ne le passa pas davantage. Il lui faisait froid dans le dos, ce rire. Il lui rappela la sensation qui avait accompagné sa crise de panique. Cette électricité dans l’air, cette colère, cette haine… Elle décida de se repasser l’autre voix pour effacer le souvenir de ce rire cruel. Elle passa des heures ainsi, à décortiquer ses enregistrements, à en écouter les moindres soupirs, à revivre sa visite rien qu’avec ses oreilles, si bien que le casque finit par lui brûler la peau. Quand elle le retira, elle était en nage dessous.

 

Il était tard maintenant et la nuit était tombée. Elle était trop excitée pour ne serait-ce que songer à aller dormir. Mille émotions la traversaient. La peur, la surprise, la joie, le soulagement, toutes l’assaillaient en même temps et le peu de réponses qu’elle avait trouvées ce jour-là ne faisaient que soulever de nouvelles questions. Qui étaient ces gens ? Pourquoi hantaient-ils le manoir ? Quelle était cette odeur de fleurs qu’elle avait sentie ?  Et cette femme qui s’était montrée à elle était-elle celle du parfum ? Ou celle du rire venimeux ? Et l’homme, qui était-il ? Etait-ce Prosper ? Il y avait clairement trois voix distinctes sur ces enregistrements. Emilie ne pouvait croire que c’était la même femme qui lui avait dit le « Oui » et le « Tu aimes ? » et qui avait eut ce rire maussade. Non, ce n’était pas possible, d’autant que le rire de l’autre femme, elle l’avait aussi entendu, quand elle avait fredonné… Il était doux, c’était le rire d’une jeune fille quand l’autre lui évoquait une vieille sorcière… Elle aurait voulu avoir quelqu’un avec qui en parler, débriefer ces inimaginables manifestations paranormales, ces preuves incontestables d’une vie après la mort… Mais elle n’avait que peu d’amis et elle ne voyait pas lequel d’entre eux serait réceptif à ceci… Ce que c’était frustrant !

 

Tout à coup son poignet se rappela à sa mémoire quand elle prit appui sur l’accoudoir de son fauteuil. « Ouah ! J’avais oublié, ça fait mal ! » Elle le massa mais elle n’arrivait qu’à se faire plus mal encore. En cherchant dans son armoire à pharmacie, qui était en fait une boîte à chaussure, elle trouva une crème à l’arnica qu’elle appliqua généreusement sur son articulation, elle l’emballa ensuite dans un bandage bien serré et essaya de garder le bras immobile le reste de la soirée.

 

Après s’être mise au lit très tôt le lendemain matin, Emilie ouvrit les yeux dans la semi obscurité de sa chambre et s’adressa à celui dont l’absence la hantait depuis l’enfance : « Papa, Tu me manques. Mais je sais que d’où tu es tu veilles sur moi. Protège-moi, j’ai besoin de toi. Je t’aime. » Elle essuya une larme et s’endormit, rassurée par une présence dont elle ne doutait plus.

 

La douleur s’était accentuée pendant la nuit et Emilie dut se résoudre à aller chez un médecin dès le lendemain pour son poignet. Rien qu’à l’idée de pénétrer dans la salle d’attente d’un généraliste, pleine de malades et à l’espace saturé de microbes et de miasmes en tout genre, elle sentait l’angoisse, tapie au plus profond d’elle-même depuis des mois, refaire surface. Elle connaissait maintenant parfaitement l’enchaînement des symptômes par lesquels s’annonçait la crise d’angoisse, et c’est donc tout naturellement après avoir avalé un anxiolytique qu’elle prit sa voiture, grimaçant de douleur à chaque virage.

 

Suivant la loi des heureux hasards, son généraliste habituel ne consultait pas ce jour-là, aussi elle se rendit dans un cabinet qu’elle ne connaissait pas. À nouveau lieu, microbes inconnus, elle avala donc un second anxiolytique, dont elle avait toujours une plaquette sur elle.

 

Arrivée devant la porte, elle enveloppa son doigt dans un mouchoir en papier pour appuyer sur le bouton de l’interphone. Elle le replia ensuite soigneusement, prenant soin de bien mettre l’endroit « souillé » par le contact avec le bouton au plus profond des plis. Le mouchoir retrouva l’intérieur de  son emballage plastique puis fut glissé dans la poche réservée aux « mouchoirs de contact » dans le sac à main d’Emilie. En attendant qu’on lui déverrouille la porte à distance son regard se porta machinalement sur les plaques avec les noms des praticiens.

 

« ESTHER HOFFMANN, Psychologue » lut-elle.

 

Ca alors ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?

 

C’était son ancienne psy, qu’elle avait consultée quatre ans auparavant, dans une toute autre ville, à l’époque. Il ne pouvait pas y en avoir deux avec le même nom, prénom et fonction dans la région, c’était forcément elle.

 

La porte émit un déclic, elle la poussa et entra, encore sous le coup de la surprise. Elle hésita devant les sièges disponibles de la salle d’attente, imaginant les centaines de postérieurs qui l’y avaient précédée, et les choses plus ou moins dégoûtantes qui auraient pu s’en détacher pour attendre le prochain derrière et repartir vers de nouvelles aventures microbiennes ; elle finit par se décider à rester debout. Commença alors l’interminable et pénible espérance que l’attente ne dure pas des heures.

 

Emilie, comme la plupart des autres patients, se réfugia dans son téléphone portable. Si elle se concentrait sur autre chose que les éventuelles maladies qui traînaient dans cet espace confiné, pensa-t-elle, elle pourrait peut-être avoir le courage d’attendre de passer devant le médecin avant de prendre la fuite.

 

Que cette thérapie qui m’a ruinée pendant trois années m’aient au moins servi à quelque chose ! Se raisonna-t-elle.

 

La veille, elle avait été tellement absorbée par ses enregistrements qu’elle en avait presque oublié ses photos ! Comme elle s’en était doutée, la qualité n’était pas terrible, mais surtout du fait du manque de lumière car en extérieur les photos étaient de bonne facture. Elle balaya rapidement les quelques images et ne remarqua rien de similaire aux deux taches blanches capturées lors de sa première visite. Il y avait bien un ou deux orbes[3] sur les photos prises au flash, mais cela était probablement dû au reflet de la lumière sur des grains de poussière plutôt qu’à une quelconque manifestation surnaturelle. Toutefois, l’écran de son téléphone était petit et quelque chose pouvait lui échapper. Elle décida qu’un visionnage sur son ordinateur lui en apprendrait davantage plus tard. Et de toute façon, ses enregistrements sonores étaient des preuves tellement plus probantes qu’une simple tâche pâlichonne qu’on pouvait toujours interpréter comme un reflet !

 

Une porte s’ouvrit et un patient sortit. Emilie leva les yeux et rencontra immédiatement ceux de Mme Hoffmann. Elle se souvenait de ces yeux noisette qui l’avaient si souvent affrontée lors de joutes verbales où elle s’était parfois laissé aller jusqu’à dire clairement à la psychologue qu’elle l’emmerdait. Cela avait été vrai, par moments, mais elle avait surtout voulu la provoquer, se souvenait-elle. Il faut dire qu’elles avaient pratiquement le même âge et qu’Emilie avait souvent eu l’impression de rejoindre une copine pour discuter en lieu et place de ses séances. De ce fait, elle s’était probablement permis plus de choses que si sa thérapeute avait eu une bonne vingtaine d’années de plus qu’elle.

 

Les yeux noisette se plissèrent sous l’effet d’un sourire et Emilie ne put s’empêcher de leur sourire à son tour de toutes ses dents. Mme Hoffmann appela son patient suivant, le fit entrer et disparut dans son cabinet. C’était donc bien elle… « Je sens en vous des capacités à communiquer avec l’au-delà » Les paroles de la psychologue lui revinrent à nouveau. « Moi, j’y crois, à la vie après la mort » avait-elle ajouté. Elle ressentit ce besoin de parler des événements de la veille avec quelqu’un la titiller, comme si on voulait attirer son attention en lui pressant  l’épaule du bout du doigt sans s’arrêter jusqu’à ce qu’elle se retourne.

 

Et pourquoi je n’en parlerais pas à Mme Hoffmann ? Pensa-t-elle tout naturellement. Peut-être qu’elle en sait plus que moi sur le sujet et qu’elle pourra m’aider à maîtriser ce don, si réellement j’en ai un…

 

Elle réfléchissait à cela tout en continuant de regarder ses photos.

 

On appela son nom : c’était son tour pour le médecin.

 

Eh ben, c’était plutôt rapide en fait ! Se dit-elle surprise.

 

« Une petite entorse » diagnostiqua le médecin. « Vous allez porter une atèle pendant trois semaines et ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir ! »

 

Quelle plaie ! Pensa Emilie.

 

Elle ressortit du cabinet du médecin, et, arrivée devant la porte, se souvint de Mme Hoffmann. Elle réfléchit quelques secondes et se résolut : Oui, je vais attendre un peu et essayer de lui parler entre deux patients.

 

Elle revint sur ses pas et se posta près de la porte de la psychologue, sous les regards des autres personnes dans la salle d’attente, dont elle imagina qu’ils devaient râler intérieurement, se disant sûrement qu’elle avait oublié de demander quelque chose au généraliste et qu’elle allait passer une nouvelle fois avant eux. En estimant la durée de la séance de la psychologue à quarante cinq minutes, cela faisait bien une demi-heure qu’elle avait vu le patient précédent entrer, il ne lui restait donc plus qu’un quart d’heure à attendre.

 

Un quart d’heure supplémentaire d’exposition extrême au danger microbien, se dit-elle.

 

Parfois, en essayant de se raisonner, elle-même ne parvenait pas à comprendre comment elle pouvait évoluer aussi parfaitement à l’aise dans des lieux abandonnés, couverts de décennies de poussières et de moisissures, en proie à la rouille, la pourriture, aux déjections animales et allez savoir quoi encore, et se sentir autant au bord du gouffre dans une simple salle d’attente de médecin.

 

C’est plus lié à ma relation aux humains qu’aux microbes, déduisit-elle. Une fois que la nature a repris ses droits, sur un lieu, c’est comme un grand nettoyage, et toute souillure a disparu.

 

Elle et sa psy étaient revenues sur cette question à de multiples reprises. Emilie ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui l’effrayait tant chez l’autre.

 

Pour faire une nouvelle fois diversion quant à la dérive de ses pensées, elle entreprit de lire à distance les couvertures des magazines éparpillés sur la table basse. L’espace d’une seconde, elle imagina si fort les bactéries laissées par les doigts sales et englués de salive de chaque personne qui s’était saisie de chaque magazine, qu’elle les vit presque, comme dans l’animation d’une vidéo scientifique qui montrerait comment celles-ci se reproduisaient, se propageaient et avec quelle rapidité. Les bactéries avaient presque atteint le bout de ses chaussures quand la porte près d’elle s’ouvrit, l’extirpant de son cauchemar éveillée. Elle laissa le temps au patient de prendre congé, et, quand Mme Hoffmann se retourna, elle l’accosta « Bonjour Mme Hoffmann.

 

-Bonjour Mme Gaudi. Comment allez-vous ? »

 

Elle lui tendit une main qu’Emilie serra comme elle l’avait fait tant de fois six, cinq et quatre années auparavant. Elle ne put cependant s’empêcher de penser qu’elle venait de récupérer au passage tout le microcosme bactériologique de la main du patient précédent, mais les anxiolytiques avalés avant de venir lui permirent de passer assez vite à la raison de son attente.

 

« Je vais très bien, merci ! Auriez-vous par hasard une petite minute devant vous ? »

 

En disant cela elle sortit son gel hydro alcoolique  et en versa une noisette dans le creux de sa main. La psy n’en perdit pas une miette.

 

-Eh bien, fit la psychologue qui semblait étonnée de la requête, oui, je viens de finir avec ma dernière séance… Que se passe-t-il ?

 

-Pouvons-nous entrer ? »

Mme Hoffmann s’écarta de la porte pour toute réponse et Emilie entra dans le cabinet.

 



[1] Le négatif sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent est un procédé inventé au début des années 1870. Il supplante la technique au collodion dans les années 1880 grâce aux perfectionnements apportés par Louis Lumière. Très sensible à la lumière, sa pellicule nommée « étiquette bleue » présente d’autre part l’avantage de réaliser des prises de vue exigeant des poses relativement courtes ou de l’instantané (vitesse d’obturation de 1/60e de seconde).

[2] Phénomène de Voix Electronique. Il désigne la présence sur un enregistrement audio d'un message linguistique (généralement un seul mot ou une phrase très courte) de provenance inconnue, communément admise pour être le résultat d’une manifestation surnaturelle, distingué parmi le bruit blanc d'un enregistrement, mais inaudible à l’oreille au moment de son occurence.

[3] Traces circulaires pâles, inhomogènes et de taille diverses qui apparaissent parfois sur les photographies prises de nuit au flash. Une idée communément répandue dit que les orbes relèvent du paranormal et sont la manifestation d’entités surnaturelles.

5 décembre 2016

II

Violette jeta un dernier coup d’œil dans le petit garni[1] qu’elle avait occupée ces trois dernières années, à la tapisserie défraîchie, jaunie par endroit, noircie à d’autres par les fumées du poêle, chichement éclairée par une petite fenêtre aux carreaux barbouillés de suie qui donnait sur la cour humide, sombre et malodorante de l’immeuble. Voilà, je m’en vais vers d’autres aventures ! Pensa-t-elle en refermant la porte. Elle attrapa la valise qui renfermait l’intégralité de ses possessions, réajusta son chapeau et, soulevant robe et jupons, s’engagea dans l’escalier en colimaçon. En bas, elle glissa d’une main gantée sa clef par la fente de la porte du propriétaire, en plus d’une enveloppe qui comprenait le paiement de son dernier loyer : elle quittait définitivement le logement insalubre de son ancienne vie de fille de noces. Il y avait aussi une lettre pour Albert, dit Bouboune, son souteneur, qui ne manquerait pas de la chercher.  Justement, dans son courrier, elle lui disait quitter la capitale et qu’il était inutile de lui courir après : aujourd’hui s’ouvrait un avenir lumineux pour la jeune fille, d’origine modeste, mais ambitieuse, car, après moult effort, elle avait enfin été « repérée » par un artiste et allait faire le modèle !

Après des mois à traîner ses jupes à Montmartre, à faire les sorties des théâtres, des opéras, des brasseries, à faire des connaissances, à se lier avec les amis des amis d’untel, à se faire un nom - Violette de Gouges qu’elle avait choisi, en référence à la fameuse Olympe de la Révolution qu’elle admirait tant - après toutes ces semaines à ne vivre que de ses formes plantureuses et de sa capacité à écarter les cuisses pour les bons clients, triés sur le volet, Valentin les mardis, Vaucelles  les mercredis et un vendredi sur deux et Médard les jeudis et les samedis, elle était heureuse de laisser derrière elle ces quatre murs crasseux et ce lit qu’elle n’entendrait plus grincer au rythme des coups de reins qui l’y avaient chaque fois un peu plus emplie de dégoût pour les hommes. Elle ne les détestait pas, non, parfois, ils pouvaient se montrer tendres, amoureux presque, généreux, rarement, mais c’était leur attitude condescendante, supérieure, moqueuse, dénigrante, patriarcale envers son sexe qui la rendait amère et revancharde. Pour ça, il n’y avait que son Bouboune qui ne l’avait jamais traitée comme une vulgaire bonne femme, mais toujours avec respect, égard,  et jamais il n’avait eu un geste déplacé - et pour cause, Bouboune n’aimait que les hommes qu’il allait lever dans les vespasiennes ou au jardin des Tuileries - et toujours il l’avait considérée avec cette fraternité que l’on a quand on s’est sorti de la crasse ensemble, en se serrant les coudes. Ah, ça ! Pensait Violette, bien des hommes promenaient leur nigauderie de par le monde en se donnant des airs d’avoir inventé l’eau tiède ! Plus d’une fois elle aurait voulu en moucher un ou deux, mais, il fallait bien jouer son rôle, si on voulait être payée. Et puisque Dieu l’avait faite femme, il avait bien fallu en tirer des bénéfices ! Et si, pour se libérer du joug d’un père ou d’un mari il lui avait fallu perdre de sa candeur, Violette en avait accepté le prix très jeune.

La chance avait eu la bonté de lui sourire jusqu’ici, car elle avait échappé à la concupiscence des souteneurs trop voraces et son Bouboune, avec qui elle avait débarqué de sa province, s’était bien occupé d’elle : grand bonhomme costaud et fort en gueule, il lui avait offert surveillance et protection contre les amants trop possessifs ou les hommes violents, en échange d’une petite rente à la semaine sur ses passes qui lui permettait de mener grand train, de soirées au théâtre en dîners dans les grands restaurants – Violette n’étant pas sa seule petite femme, comme il les appelait - Il faut dire aussi que Violette avait soigneusement choisi son voisinage et ne s’était pas laissé tenter par la facilité de loger dans ces quartiers populaires et nauséabonds, où les loyers étaient peut-être moins élevés mais où l’entassement et l’absence d’hygiène favorisaient la prolifération des maladies et surtout où de mauvais hommes faisaient mine de vous soutenir pour mieux vous tomber dessus, comme à Belleville, ou dans le 13ème arrondissement. Son petit taudis, au moins, elle l’avait déniché dans un quartier convenable, non loin des jardins du Luxembourg. Cela lui avait valu de ne pas finir dans le ruisseau. Certaines filles qu’elle avait connues à ses débuts, avaient trépassé bien jeunes du fait de certains choix malheureux. Mais cette fois, c’en était terminé de cette vie de traîne-misère et c’était tout autre chose qui l’attendait. Elle espérait que Bouboune, pour qui elle gardait une affection toute fraternelle, ne lui en voudrait pas trop de tout lâcher subitement et de disparaître dans la nature. C’était sa chance et cela n’arrivait qu’une fois. Après tout, il en avait vu d’autres, le Bouboune !

Elle avait fréquenté du beau monde, cependant, et, grâce à un sens de l’observation aiguisé  et à une grande capacité d’adaptation, avait rapidement copié les manières de dame de la haute. Sans être issue de la grande pauvreté, Violette n’avait jamais connu la vie aisée des bourgeois, elle sentait cependant que le vent tournait en sa faveur et elle comptait bien en profiter.

Une fois dans la rue elle se noya dans le flot matinal des redingotes, robes, chapeaux et ombrelles des pavés parisiens, qui se pressaient vers leurs tâches, leurs visites aux bonnes œuvres, leurs bureaux ou chez le boucher. Violette, elle et se dirigeait vers la Gare du Nord et se mit en route vers la station du tramway hippomobile qui l’y conduirait. Les claquements des sabots des chevaux attelés aux fiacres dans les rues, les cris des vendeurs de journaux, les sifflotements des livreurs, des ouvriers, les interpellations d’une vendeuse de fleurs, le chant d’une petite fille près d’un orgue de barbarie, tout le joyeux vacarme parisien auquel elle s’était maintenant habituée et qui lui semblait tellement familier, elle l’écoutait une dernière fois avec une pointe de nostalgie, déjà, car c’est à la campagne qu’on l’attendait pour toute la saison estivale. Et qui savait quand elle reviendrait et même si elle remettrait jamais les pieds ici ? « Vous prendrez le train à la Gare du Nord jusqu’à Pontoise » lui avait indiqué M Bauval, « de là, j’enverrais une voiture vous chercher. »

Ce M. Bauval était un ami de son Vaucelles du mercredi et un vendredi sur deux. M. Vaucelles était un petit industriel qui faisait dans la parfumerie et elle lui devait tout son nécessaire de toilette embaumant la violette - il n’était pas allé chercher bien loin pour l’inspiration - : savons, lotion, eau de toilette, crèmes, baumes et même les pastilles sucrées dont elle raffolait, ce qui faisait qu’elle exhalait le parfum de la petite fleur bleue par tous les pores de sa peau et même par la bouche, pour le plus grand plaisir de son client !

Il lui avait présenté son ami lors d’un dîner dans un restaurant de Montparnasse, donné par la célèbre demi-mondaine Emilienne d’Alençon, que Violette avait connue par l’entremise d’un ancien client. M. Bauval était encore un beau gaillard. Âgé d’une bonne cinquantaine d’années, il était frais et vigoureux, bien que ses cheveux, du moins ceux qui lui restaient en couronne autour de la tête, furent blancs. Seuls sa moustache et ses sourcils gardaient leur couleur brune, presque noire et lui conféraient un air sévère. Celui-ci avait d’emblée remarqué, Violette n’avait pas manqué le coup d’œil lubrique vers ses hanches et sa poitrine corsetées et vanté ses formes généreuses, son teint de porcelaine, la couleur de ses cheveux - blond vénitiens, qu’il avait dit – son petit nez retroussé et ses beaux yeux clairs et, après que Violette lui ait servi son histoire, montée et préparée de toute pièce depuis bien longtemps, qui disait qu’elle avait posé pour le grand Rodin, il ne lui avait pas fallu longtemps pour la vouloir à son tour comme modèle. Car ce Bauval était un passionné, disait-il, de cet art qui connaissait un grand engouement chez les bourgeois de cette époque : la photographie.

Il avait bien fallu le faire poireauter un peu, car Violette, en femme habituée à côtoyer l’appétit des hommes, savait se faire désirer. Ils échangèrent pendant un peu plus d’un mois - durant lequel elle avait trépigné d’impatience, manquant de se précipiter et de gâter toute l’affaire - quelques courriers dans lesquels elle apprit entre autres choses qu’il tenait une sucrerie de betteraves et qu’il avait une fille, pratiquement du même âge qu’elle, prénommée Angèle, qu’il tenait pour timide et peu dégourdie et qu’il aimerait voir s’ouvrir au monde. Il lui indiquait, par ailleurs, qu’il n’avait jamais fait appel à un modèle en bonne et due forme, que jusqu’à présent il n’avait jamais photographié que sa fille et quelques amis ; mais il voulait se lancer, disait-il et sentait qu’avec une belle fille comme elle, ses photographies auraient beaucoup de succès, car il projetait d’en faire des cartes postales : ces petites choses se vendaient très bien, d’après lui. Elle avait fini, après avoir fait traîner sa dernière réponse un peu plus que d’ordinaire, par informer Bauval qu’elle acceptait d’être son modèle exclusif et qu’elle en tirerait grande fierté, moyennant de bons gages, car, après tout, il fallait bien vivre !

Le bonhomme lui avait alors fait parvenir une lettre dans laquelle il lui faisait part de son enchantement et lui expliquait résider, de mai à octobre, dans sa maison de campagne, dans le nord-ouest de Paris. Angèle, sa fille, serait là aussi et il comptait sur sa discrétion quant aux circonstances de leur rencontre. Peut-être pourrait-elle, suggérait-il, trouver en vous un modèle de femme éloquente, afin d’apprendre à briller en société, et, enfin, faire son entrée dans le monde, chose à laquelle elle se refusait. Il terminait en expliquant que c’était dans cette demeure qu’il avait son atelier de photographie. Il l’invitait donc à loger chez lui pour la saison et lui offrait le gîte et le couvert en plus de 30 F de gages pour ses services de modèle. L’enveloppe contenait également la somme de 2.50F pour couvrir ses frais de voyage.

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Le tramway était un véhicule à impériale tiré par deux ou trois chevaux sur des rails. La partie haute exposait un double banc unique qui parcourait toute la longueur de la voiture à ciel ouvert tandis que l’étage du dessous était entièrement fermé. Un cocher le conduisait depuis l’extérieur, sur un siège suspendu au-dessus de la croupe des chevaux. Assise sur son strapontin à l’étage inférieur du tramway, Violette relisait la lettre de Bauval, pour être certaine d’en avoir retenu toutes les informations importantes. D’après ses calculs et en étant économe, si elle considérait qu’elle resterait toute la saison chez Bauval et n’en repartirait qu’à la fin août, cela lui faisait gagner la somme de 90 Francs  en seulement trois mois. Et encore, ses gages augmenteraient probablement si le vieux était satisfait de ses services, pensa-t-elle, c’était logique. Et il le sera ! Gloussa Violette pour elle-même. La somme imaginée lui donna un frisson. Et pas de loyer à payer ! Ni nourriture ! Il lui suffisait, dans ce laps de temps, de s’arranger pour rencontrer un beau jeune homme parmi les connaissances de Bauval et fortuné avec ça ! Et d’être assez habile pour le rendre amoureux au point de  lui arracher une demande en mariage et son avenir serait garanti ! C’était pratiquement couru d’avance, Violette était pleinement consciente de son succès auprès des hommes,  aussi l’affaire était comme déjà conclue.

Elle s’arrêta un instant sur le cas de la jeune Angèle, dont il était mentionné qu’elle ne devait pas apprendre la façon dont Violette avait rencontré son papa ; la pauvre enfant, déduisit Violette,  devait être maintenue dans les limites de cette innocence factice, ce semblant de pureté qui définissait l’honnêteté des bourgeoises, pendant que son papa frayait dans l’ordure et le vice. Bah ! La petite apprendrait bien assez tôt de quoi était fait son monde! Violette décida qu’elle ferait comme M. Bauval le souhaitait, après tout, elle s’était bien débrouillée seule, elle, pour se sortir du trou à rat où elle avait eu le malheur de naître ! Cette bourgeoise n’était sûrement pas à plaindre.

Le tramway arriva en gare du Nord. A l’extérieur les passagers se pressaient déjà devant les portes pour monter en voiture. Violette tendit les mains pour récupérer sa valise sur le porte bagage au dessus de son siège, mais un monsieur la devança et la descendit pour elle, la gratifiant au passage d’un clin d’œil. « Merci » lui dit-elle avec un petit sourire.

-Z’êtes mignonne à croquer, lui glissa le bonhomme profitant de la bousculade pour se coller à elle, les poils de sa moustache lui chatouillant l’oreille, on pourrait prendre un peu de bon temps tous les deux…

-J’ai dit « merci » mon gros père, lui rétorqua Violette, assez fort pour être entendue et tout en se retournant pour lui faire face, ce n’était pas une invitation à me mettre sous le nez votre service trois pièces[2]. »

Et, toujours souriant, de cet air provocateur qu’elle employait parfois avec ses clients, elle attrapa la poignée de sa valise, se dirigea vers la porte et laissa là l’homme au milieu des regards outrés des passagères de bonne société et des rires des autres. Dans cette nouvelle vie, décida-t-elle, elle ne se retiendrait plus de remettre à leur place les mariols et autres grossiers personnages. Elle faisait son entrée dans le monde, celui des personnes respectables ; elle entendait par là des personnes qui ne sont pas ce qu’elle était hier encore et attendait d’être traitée comme telle, désormais.

Elle arriva bientôt sur le quai du train qui devait la conduire en Seine et Oise. Des hommes et des femmes le peuplaient, qui un balluchon à la main, qui une boîte à chapeau dans les bras, certains gaillards traînant une charrette à bras derrière eux, mais tous à bonne distance des rails. La dernière fois que Violette avait pris le train, c’était en arrivant à Paris, trois années en arrière, avec Albert. Quelle aventure ils avaient vécu ! Se souvint Violette. Elle avait dix-neuf ans alors et Albert vingt deux. Ils n’étaient pas amants, non, mais complices. Embauchés dans la même maison, elle comme bonne à tout faire et lui comme jardinier, ils avaient rêvé mieux que leur province mal dégrossie pour leur avenir et Paris leur avait semblé merveilleusement attrayant et lumineux pour assouvir leurs ambitions de mener la grande vie. Et puis elle avait voulu profiter de ses gains, car son père ne lui en laissait alors rien.

Ah ! Bien sûr on ne pouvait pas arriver à Paris et en occuper dans l’instant le haut du pavé. Il fallait s’y hisser échelon par échelon, commencer par racler les bas-fonds, se rouler dans la fange et devenir l’ordure dans laquelle on baignait au quotidien pour mieux s’en extraire une fois que l’on avait appris à la connaître comme la paume de sa main ; se faire toute petite, ravaler sa fierté et son amour propre. Ca prenait du temps de se faire connaître, de se différencier des petites poules sans saveur qui peuplaient les trottoirs de la capitale, mais la voilà, elle y était arrivée, elle l’avait, son ticket de sortie, pensa-t-elle en promenant son regard le long du quai.

Le train fit son entrée en gare dans un grand vacarme de crissement de freins, de crachement de vapeur et de machinerie infernale, répandant une odeur de feu dans son sillage. Les employés de gare tenaient les piétons à distance à grand renfort de manivelle avec les bras, tout en longeant le quai. D’autres sautaient sur les marchepieds pour ouvrir les portes au revêtement intérieur capitonné des wagons alors que le train n’était pas encore arrêté. Certains attendaient sur le quai un parent, un amoureux ou la nouvelle bonne qui arrivait de province. La locomotive arrêta enfin sa course et les passagers descendirent dans une relative agitation. Les amoureux s’embrassaient, les parents s’étreignaient et causaient dans le passage comme s’ils avaient été dans leur salon et les bonnes trouvaient celui que leur nouveau maître avait envoyé pour les ramener à bon port. D’autres arrivaient là sans but, seules, en quête de liberté, d’une vie nouvelle et moins miséreuse et jetaient des œillades timides autour d’elles, ne sachant par où s’attaquer à cette grosse bête effrayante qu’était la capitale quand on ne la connaissait pas, attirant de ce fait convoitises et regards intéressés des racoleurs  toujours aux aguets  dans les gares, qui ne tarderaient pas à les aborder, leur promettant monts et merveilles avant de les jeter dans les jupes de la première maquerelle. Il me serait sûrement arrivé la même chose, sans Bouboune, pensa Violette. Et alors là, pour prendre la tangente après, tu pouvais toujours courir[3] ! Poursuivit-elle pour elle-même.

Violette se dirigea vers la porte la plus proche pour monter à bord d’un wagon de deuxième classe. Elle se trouva une place sur un banc en bois près de la fenêtre pour s’asseoir et entreprit de déposer sa valise sur le porte-bagage juste au-dessus. Un homme fit mine de s’approcher les mains tendues pour la défaire de son fardeau mais, échaudée par la scène du tramway et désireuse de passer son voyage tranquille, Violette se hâta de mettre sa valise en place, qui, après tout, n’était pas si lourde que cela, ne contenant que deux robes et son nécessaire de toilette. Elle n’était tout de même pas en sucre pour que, dès qu’elle lève les bras, tout un régiment de bons hommes se précipite pour lui mâcher le travail ! Où étaient-ils, ces braves mâles, quand elle peinait à la tâche chez ses anciens maîtres, à soulever les seaux de charbon toute la journée et à les promener de bas en haut à travers toute la maisonnée ? Non, vraiment, elle ne supportait pas ces façons qu’avaient ces beaux messieurs de se rendre indispensable auprès des demoiselles dans les lieux publics, quand chez eux, en bon bourgeois, ils accablaient de toutes jeunes filles d’une telle besogne qu’elles ne connaissaient aucun répit depuis bien avant l’aube jusqu’à tard dans la nuit, les nourrissant à peine parfois. Elle ne se souvenait que trop bien de la façon dont elle avait été traitée elle-même chez les Hauteclair, de treize à dix neuf ans, avant qu’elle ne se fasse la malle avec le Bouboune. N’adressant pas même un regard à la redingote qui s’en était retournée s’asseoir quelques sièges plus loin, elle s’assit et, les yeux perdus dans le ciel à travers la vitre, essaya d’imaginer son arrivée chez Bauval. A quoi ressemblait sa maison ? Combien avait-il de domestiques ? Aurait-elle une jolie chambre ? Sera-t-elle bien accueillie ? Trouvera-t-elle sa place parmi les gens de maison ? Elle ne fut dérangée dans le tourbillon de son questionnement que par le contrôleur à qui elle acheta son billet pour le montant d’1.75F.

Lorsque le train arriva à Pontoise, elle était encore toute à ses pensées et en entendant retentir le sifflet du chef de gare, annonçant que le train allait repartir, elle sursauta, aperçu le panneau indiquant « Pontoise », se leva en catastrophe, récupéra sa valise sans que personne n’eut le temps de s’inquiéter de lui venir en aide et se rua vers la porte par laquelle elle sauta pratiquement à terre. A peine avait-elle touché le sol que le train se mettait en branle et quittait la gare. « C’était moins une ! » lui adressa un employé de gare, souriant sous sa moustache. A peine sa phrase finie, il leva la main jusqu’à la visière de sa casquette qu’il attrapa dans un bref signe de tête empreint d’un respect qu’on ne lui avait que rarement manifesté.

-Oui ! En effet ! Violette riait en remettant ses jupons en place. Je ne sais même pas où je me serais retrouvée si le train était reparti avec moi à bord !

-Oh, la gare suivante n’est guère loin, ajouta l’homme en se rapprochant, c’est Auvers, lui indiqua-t-il, c’est à six kilomètres à peu près, un joli petit village.

-Oh, je n’en doute pas ! Mais c’est ici que l’on m’attend et je ne voudrais pas marcher ces six kilomètres avec ma valise !

-Si vous permettez, Madame, je vais vous la porter jusqu’à la sortie. Il toucha de nouveau sa casquette avec le même signe de tête et Violette s’en trouva pleine de ravissement.

-Vous êtes bien gentil, lui dit-elle pour toute réponse.

L’homme, qui était encore jeune à y mieux regarder, la devança, sa valise ne pesant pas plus qu’un baluchon bourré de plumes dans sa grosse pogne de paysan. Violette, avec sa jolie toilette de parisienne et descendant du train, avait tout simplement l’air d’une dame pour le premier venu ici. Elle se rengorgea à cette pensée, bien décidée à se conduire de sorte que l’illusion perdure. A nouvelle vie, nouvelle peau ! Le jeune homme traversa la gare pour déboucher de l’autre côté, sur une grande place pavée. Il déposa la valise par terre, attrapa encore la visière de sa casquette et lui dit « A vot’ service Madame, j’espère que vous avez fait bon voyage » et il s’en retourna à l’intérieur. Ben ça par exemple, c’est agréable ! Se dit Violette qui ne pouvait effacer le sourire qu’elle arborait depuis que le jeune homme s’était adressé à elle si poliment. C’était donc cela qu’on ressentait, quand on revenait de Paris à la campagne et qu’on était devenu quelqu’un entre temps ! Elle leva les yeux sur la grande place bordée de tilleuls. Un grand bâtiment indiquait « Hôtel de la gare », un autre « Buvette », un, plus petit, « Tabac ». Quelques messieurs la traversaient l’air affairé, plus loin des ouvriers discutaient en fumant une cigarette, ailleurs un chien errant reniflait çà et là, et, devant l’hôtel, quelques gamins chahutaient et tentaient d’attirer le chien qui les ignorait. Un peu sur sa gauche, deux voitures attelées attendaient. L’une ressemblait plutôt à une charrette de paysan, aussi Violette supposa naturellement que M. Bauval lui aurait envoyé l’autre, plus bourgeoise, toute noire, brillante, la capote abaissée laissant apparaître son revêtement intérieur de velours vert, de belles lanternes encadrant le siège du cocher surélevé ; l’allure de celui-ci, avec son chapeau haut de forme et sa belle redingote finit de la convaincre que c’était sûrement là son chauffeur et elle remarqua que même le cheval avait l’air emprunt de cet mine supérieure que se donne le personnel des grandes maisons. Violette se dirigea vers le cocher. « Vous êtes de la maison Bauval ? » Lui demanda-t-elle. « Je suis Violette de Gouges »

Le cocher posa sur elle un œil inquisiteur, curieux.

-Bauval, c’est bien ça, répondit-il sans bouger, même son épaisse moustache qui lui couvrait la bouche resta parfaitement immobile.

Violette laissa passer un instant, ne sachant s’il allait descendre l’aider avec sa valise ou s’il allait, comme elle le pressentait, la laisser s’en débrouiller. Comme l’homme ne bougea pas, ni n’ajouta un mot, elle finit par caler son bagage au pied de la banquette de velours et se débrouilla de ses jupons pour atteindre le marchepied, attrapa la poignée et se hissa à bord de la voiture. Quel accueil ! Se dit-elle. Voilà bien les domestiques ! Plus dédaigneux envers les prolétaires que les maîtres eux-mêmes ! Ah, ça ! Elle avait de quoi déchanter après l’attitude du petit employé de gare !

Elle se demanda ce que le cocher savait d’elle, de son passé, aurait voulu savoir ce que Bauval en avait dit chez lui et si tout le personnel la tenait déjà pour la déchéance faite femme, ou simplement, si toute nouvelle tête était accueillie avec autant de chaleur par la maisonnée. Le trajet se fit sans plus d’échange, sans heurt non plus. Une promenade pour Violette, qui n’avait plus vu la campagne depuis bien longtemps. Ils traversèrent des champs par de petites routes de terre, soulevant des nuages de poussière derrière eux. Les blés à peine levés, les tournesols hauts de seulement quelques centimètres, le colza tout juste sorti de terre étalaient leurs teintes de verts sur la campagne environnante. Des bosquets çà et là ponctuaient le paysage d’une irrégularité touffue, sauvage et  verdoyante. Des oiseaux s’envolaient des talus à leur approche et pépiaient haut dans le ciel en tournoyant. Le soleil était éclatant et diffusait une chaleur bienfaisante adoucie par la petite brise printanière qui faisait danser les quelques mèches de cheveux qui s’étaient échappées de son chignon. Volette, éblouie, ouvrit sa valise pour en tirer son ombrelle. Le cocher pouvait bien lui manifester tout le mépris qu’il voulait : elle ne laisserait rien ni personne lui gâter son plaisir dans cette journée qui voyait son avenir lui dérouler un tapis de velours rouge sous les pieds.

Après plus d’une heure de cahotage dans ce décor champêtre, la voiture longea un haut mur d’enceinte à l’entrée d’un bourg et entra par un grand portail de fer forgé noir qui les attendait grand ouvert. Une allée de platanes menait jusqu’à une grande maison neuve, rutilante de décorations ostentatoires qui se devaient d’annoncer au visiteur toute la richesse des habitants céans. Le cocher immobilisa son véhicule et descendit de son siège. Il n’aida pas plus Violette à quitter sa banquette qu’il ne l’avait aidée à y monter et encore moins à récupérer sa valise qu’elle attrapa maladroitement et cogna contre le marchepied, ce qui lui valut un regard noir de la part du cocher « Mais faites donc attention ! Vous allez me faire une rayure ! » La gronda-t-il en frottant frénétiquement l’emplacement de l’impact avec le bord de sa manche. Violette ne répondit pas. Cela n’en valait vraiment pas la peine, elle règlerait ses comptes en temps voulu avec ce gaillard là.

Sa valise à la main, elle se retourna et fit face à la grande bâtisse. D’un regard circulaire elle embrassa le parc alentour : quelques massifs de fleurs habillaient une belle pelouse bien entretenue, des allées parfaitement ratissées dessinaient des rubans clairs entre les taches colorées des roses et les teintes plus sombres des buis ; plus loin, un pont en dos d’âne enjambait un petit cours d’eau et apportait un caractère bucolique à tout le parc, et, plus loin encore, se dressait une autre construction, une dépendance, sans doute.  La grande porte d’entrée se dressait devant Violette. Elle hésita : en tant que modèle, était-elle attendue comme une invitée, ou comme une employée ? En réfléchissant rapidement, elle se dit que puisque Bauval lui verserait des gages, alors elle serait une employée et pensa qu’il serait plus sage d’emprunter l’entrée des domestiques. Elle se dit que le cocher l’avait certainement déposée devant cette entrée-ci à dessein et dans le but avoué de lui faire commettre un premier impair, aussi s’enquit-elle : « Où puis-je trouver l’entrée de service, s’il-vous-plaît… Je vous demande pardon mais vous ne m’avez pas donné votre nom ?

-Armand. Il avait répondu sans même la regarder, le nez dans l’essieu de sa bagnole[4].

Violette répéta donc : « Pouvez-vous m’indiquer l’entrée de service, mon cher Armand ? » arborant ce sourire avec lequel elle aimait narguer les imbéciles.

-De ce côté, Lui indiqua-t-il d’un signe de tête, l’air visiblement contrarié que Violette n’ait pas emprunté l’entrée principale comme il l’avait escompté.

-Merci, mon brave » lâcha-t-elle, décidée à ne point s’en laisser conter et s’engageant dans la direction indiquée, laissant à sa mécanique le jovial cocher qui lui promettait de toute évidence de belles parties de rigolades! De l’autre côté de la maison elle trouva un petit escalier dans l’ombre d’une vigne qui menait à une porte où elle sonna. La porte s’ouvrit sur une grosse femme à l’air réjoui, dont les joues roses encadraient un sourire franc. Le tablier taché de gras, la cuillère en bois qu’elle tenait à la main et le fichu sur sa tête firent supposer à Violette qu’elle se tenait devant la cuisinière. « Bonjour, je suis Violette…

-Ah ! Le modèle ! Mais entrez donc ma belle ! La grosse femme s’écarta pour mieux l’observer, les bras tendus devant elle : Oh ! Comme vous êtes jolie ! Vous arrivez de Paris, non ?

-Oui, oui, j’ai quitté Paris ce matin !

Violette fit quelques pas et constata qu’elle se trouvait dans la cuisine. Une odeur de bouillon de poule emplissait la pièce qui était toute embuée des vapeurs qui s’échappaient d’une grosse gamelle sur la cuisinière, en fonte émaillée de blanc, celle-ci.

-Oh ! Comme cela va vous changer ici ! Vous allez voir ! La campagne va vous rosir naturellement le teint ! Vous n’aurez plus besoin de vous peinturlurer la figure comme ça! »

Elle lui pinça la joue et rit comme une bonne grosse maman qui aurait retrouvé son enfant après une longue absence. Elle s’en était déjà retournée à ses fourneaux et ajouta tout en remuant le contenu d’une casserole : « Jeanne ne devrait pas tarder à redescendre, elle vous fera faire le tour de la maison et vous dira tout ce que vous devez savoir ! » Elle se retourna pour préciser « Jeanne, c’est la bonne. » Elle marqua un temps d’arrêt comme sous le coup d’une réflexion  intense, sa cuillère en bois dressée à la verticale près de son gros visage et finit par se rapprocher pour ajouter à voix basse « Mais elle n’aime pas qu’on l’appelle comme ça, si on l’écoutait elle se prendrait bien pour la maîtresse des lieux… Au fait ! Je suis Célestine, la cuisinière ! » Elle avait dit cela comme si elle venait de s’en souvenir.

Violette sourit franchement et déposa sa valise sur le sol avant de lui tendre une  main qu’elle serra vivement d’une menotte boudinée ; cette grosse bonne femme était simple et chaleureuse et cela la rassurait de sentir qu’elle pourrait avoir au moins une amie dans cette maison, puisque du côté d’Armand, c’était cuit et que la bonne n’avait, aux dires de Célestine, pas l’air commode ! « Ah ! Vous êtes là. » Dit une voix d’un air peu enclin à la camaraderie dans leur dos.

-C’est Jeanne. Dit tout bas Célestine à Violette.

Violette fit face à la nouvelle venue et découvrit une femme carrée, aux traits sévères et au corps robuste. Elle avait l’air d’une brute. Ni jolie, ni laide, elle devait avoir dans les 32 ans et était tout simplement dépourvue de toute élégance ; ses deux jambes épaisses plantées dans le sol comme si elles avaient poussé là au travers du carrelage, les mains sur les hanches pour se donner plus de consistance et d’autorité. Son menton carré était légèrement en avant, aussi Violette se demanda si elle se donnait volontairement un air hargneux ou si elle était naturellement prognathe.

-Oh, Bonjour Jeanne, je suis Violette…

-C’est Madame Collet.

-Oh! Jeanne! Gronda Célestine. Tout le monde ici vous appelle par votre prénom !

-Pour cette demoiselle, ce sera Madame Collet.

-Vous allez encore nous faire des histoires pour des petits riens du tout, lâcha Célestine, s’en retournant à ses gamelles.

-Madame Collet, reprit poliment Violette de son air le plus sage, je suis le modèle attendu par M.Bauval. Auriez-vous la gentillesse de me montrer ma chambre ?

Toujours amadouer une bête avant de lui porter le premier coup, pensa Violette. Donnons-lui ce qu’elle veut pour le moment, à cette dinde, je trouverais bien un moyen de faire mon trou dans cette baraque.

Jeanne prit le temps de la détailler du regard de la tête aux pieds et des pieds à la tête et ce qu’elle vit ne sembla pas lui plaire, mais alors pas du tout !

-Eh bien ne restez donc pas les bras ballants, je ne vais pas vous porter votre valise ! »

Violette empoigna son bagage et suivi la bonne qui s’était déjà engouffrée dans le vestibule. Jeanne l’attendait devant l’escalier sur la droite, droite comme un i, les mains jointes devant son nombril, comme si elle allait faire un discours. « L’entrée principale, que vous ne devrez jamais emprunter, donne derrière moi. Sur votre gauche, elle tendit la main dans la direction indiquée, vous avez deux antichambres qui servent de fumoir ou de petit salon et qui desservent toutes deux le grand salon. C’est là que Monsieur et Mademoiselle prennent leurs repas et que Monsieur reçoit. Votre chambre se situe au premier étage, veuillez me suivre. »

Elle s’engagea dans l’escalier et continua « Vous prendrez vos repas dans la cuisine avec le personnel, mais laissez-moi vous dire que si cela ne tenait qu’à moi vous les prendriez dans votre chambre » elle s’arrêta et regarda Violette « D’ailleurs, non, si cela ne tenait qu’à moi, vous ne seriez pas là du tout. » Elle marqua une pause qui se voulait théâtrale, les yeux rivés sur la jeune femme. Violette qui regardait par la fenêtre dans l’escalier, fit mine de ne s’apercevoir qu’elle s’était tue qu’après quelques instant.

-Oh ! Mais si je ne m’abuse, fit-elle d’un air faussement naïf, ce n’est pas le cas, non ? Et elle lui servit le même sourire qu’à Armand un peu plus tôt. Voilà qui devrait la calmer deux minutes. Mais qu’est-ce que je lui ai fait à celle-ci ?

Le visage de Jeanne était si près du sien qu’elle put voir le duvet brun de sa lèvre supérieure et un long poil noir et frisé sur son large menton. « Le petit déjeuner des domestiques est servi à 7h, reprit Jeanne avant de se remettre à monter les marches. Le dîner à 12h30, le souper à 19h. Soyez ponctuelle ou vous vous passerez de nourriture. Et il n’y a pas de petite collation entre les repas. Je précise que le sucre est mis sous clef par mes soins tous les soirs et que tout vol de nourriture sera retenu sur vos gages.» Ben voyons, pensa Violette et c’est toi qui t’en empiffres le soir au fond de ton lit, du sucre ! Au passage, Violette constata qu’elle devrait se refaire à l’idée que le dîner désignait ici, contrairement à Paris, le repas du midi et le dernier repas de la journée était, lui, appelé le souper.

Arrivée sur le palier de l’étage, Jeanne s’arrêta de nouveau. « La porte à droite donne dans la chambre de Mademoiselle Angèle. La porte de gauche c’est celle de Monsieur. Les deux portes suivantes sont leur cabinet de toilette respectif ; ils sont communicants avec les chambres. Elle se remit en marche. Les portes du fond sont les chambres des domestiques. Ici la chambre d’Armand, ici celle de Célestine, là, la mienne. Elle ouvrit la dernière porte sur la gauche. Et voici la vôtre. »

Violette découvrit une petite chambre joliment meublée, avec un petit lit à barreaux de zinc, muni d’un gros édredon qui formait un dôme à la surface du lit. Une petite table en bois supportait une cuvette en fer blanc et un pichet pour la toilette.  Une chaise, un poêle en fonte, un tapis au sol et de gros double rideaux venaient compléter le mobilier. La tapisserie à l’anglaise, décorée de milliers de petits bouquets de fleurs enrubannés donnaient une teinte féminine à la pièce. « Oh, comme c’est joli ! » S’écria Violette avant de demander « Savez-vous si je verrais M. Bauval aujourd’hui ? 

-Cela m’étonnerait beaucoup, car Monsieur a beaucoup de travail. Une dernière chose : le deuxième étage vous est strictement interdit. C’est là que Monsieur a son bureau, sa bibliothèque et qu’il travaille. Vous ne devez monter sous aucun prétexte. En cas de besoin, adressez-vous à moi. 

-Et Mademoiselle Angèle ? Je veux dire, est-elle très occupée de ses journées ?

Jeanne lui adressa un de ses regards d’une condescendance que seuls les domestiques maîtrisent à ce point.

-Vous n’avez donc aucune notion de décence ?

-Je vous demande pardon ?

-Vous ne vous figurez tout de même pas, cracha Jeanne dans un chuchotement enragé,  que je laisserais cette enfant innocente subir la présence d’une horizontale[5] au sein même de son propre foyer? Il est tout simplement inimaginable que vous vous retrouviez dans la même pièce, je m’assurerais du contraire ! »

Là-dessus, Jeanne tourna les talons et laissa Violette  dans sa surprise  de découvrir qu’elle avait malgré elle trainé dans son sillage l’ordure de son passé  jusqu’ici.



[1] Appartement ou pièce unique loué(e) meublé(e)

[2] Résume bien l’attirail dont l’homme dispose au niveau du bas ventre.

[3] On prenait soin de faire s’endetter les filles qui entraient dans les maisons closes, pour les y attacher par une dette qu’elles mettraient des années à rembourser, voire qu’elles ne parviendraient jamais à amortir. Achat de leurs toilettes, de parfums, paiement d’un loyer, de leur nourriture, tout était bon pour creuser leur débit.

[4] Sorte de calèche.

[5] Prostituée.

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5 décembre 2016

I

Emilie sentait l’ennui monter en elle comme le mercure d’un thermomètre lorsque l’on est fiévreux. Elle sentait aussi poindre dans le brouillard diffus de son oisiveté ce besoin d’aventure qui se manifestait parfois quand son quotidien se faisait trop fade et trop plat. Depuis combien de temps n’avait-elle pas mis le nez dehors ? Elle aurait bien été incapable de le dire. L’été était loin derrière désormais et même si les températures restaient clémentes, les chauds rayons d’août s’étaient évanouis dans le vent et la pluie du mois d’octobre. Quelle saison morose ! Les couleurs chatoyantes de l’automne qui enflammaient les paysages ne parvenaient pas à provoquer chez elle l’envie d’enfiler un gros pull, une écharpe et sa veste molletonnée pour s’aventurer sur les chemins de randonnée qui sillonnaient son voisinage. Elle ne se sentait pourtant pas particulièrement déprimée, ni triste, ni rien du tout, mais elle était parfaitement à l’aise dans sa bulle, à l’abri du monde et des éléments. Rien que l’expectative d’une conversation téléphonique, quand la sonnerie retentissait et qu’elle voyait le nom de quiconque l’appelait s’afficher sur l’écran, lui faisait lever les yeux au ciel d’exaspération. Cela lui arrivait parfois, ce repli sur elle-même, ce besoin d’introspection. Il lui suffisait de laisser passer ce laps de temps inutile, ou peut être qu’après tout il l’était et d’en tirer les conclusions qui s’imposaient lors de son retour dans le monde. Aussi, ces presque trois mois et demi vécus en quasi ermite chez elle et consacré à ses recherches pour son prochain livre, n’avaient été d’aucun sacrifice.

Toutefois, sans avoir forcément envie de se mélanger de nouveau au genre humain, quelque chose s’était réveillé en elle. Une petite étincelle dans un coin de sa tête qui pétillait d’envie d’étendre son feu sur une matière inflammable. Sûrement la petite braise de sa passion qui s’était mise d’elle-même en veilleuse pendant cet interlude contemplatif et qui grésillait d’envie de s’embraser de nouveau.

Il fallait bien qu’elle l’admette : elle s’encroûtait à la fin. Ce rythme décalé, couchée entre quatre et six heures du matin, levée à onze heures chaque jour –elle passait ses journées assise et seul son cerveau utilisait l’énergie calorique qu’elle absorbait en repas et autres collations, elle n’avait donc pas besoin de beaucoup de sommeil- finissait par la lasser. Elle avait envie de voir le jour se lever, de sentir cette odeur particulière des petits matins. Et puis, elle effectuait ses recherches, certes, mais elle s’éparpillait surtout, laissant libre cours à ses divagations élucubraléatoires devant son clavier, où chaque pensée se transformant en une recherche sur Google.

Elle s’installa devant son ordinateur et ouvrit sa pléthore d’onglets habituels : Boîte mail, Facebook, Youtube, un dictionnaire de synonyme en ligne, un site de streaming. Elle naviguait de l’un à l’autre au gré de ses envies, de ses pensées. Y avait-il une nouvelle vidéo de ses youtubers préférés ? Un nouvel épisode de sa série du moment ? Un mail signalait-t-il que quelqu’un avait commenté un article de son blog ? Elle en ouvrait également de nouveaux à chaque fois qu’une question survenait « En quelle année est morte Colette déjà ? » Hop ! Wikipédia saura répondre. « Ah ! Je dois commander des croquettes pour le chat ! » En quelques clics les croquettes étaient assurées d’être livrées dans quarante huit heures. « Quel était le nom de cette actrice déjà dans Brief Encounters ? » Google connaissait la réponse. « Je ferais bien une mousse au chocolat » Bim ! Une trentaine de recettes listées en moins de deux. Quelle merveille, toutes ces informations, ce savoir à portée de main sans bouger de chez soi ! La culture, accessible à tous ! Bon, évidemment, il fallait bien se rendre à l’évidence que la majeure partie des humains se cantonnait à utiliser internet pour la pornographie et/ou les réseaux sociaux, où ils se répandaient en selfies, vulgarités, banalités, idées reçues, insultes et autres  chaînes sous forme de défis « Qui osera poster sa sur son mur ? » faute d’orthographe comprise. Même en se cantonnant à ne visiter le monde que depuis la fenêtre de son petit écran d’ordinateur, Emilie se sentait étourdie devant l’ampleur de la bêtise des masses.

C’est en naviguant sur Google Maps, pour se renseigner de la distance qui la séparait de Toussus-le-Noble où se trouvait une liseuse numérique d’occasion pas chère, qu’elle remarqua les repères placés par ses soins sur la carte de France, quelques mois voire quelques années auparavant, à l’époque où elle s’était passionnée d’urbex[1]. Chaque étoile marquait l’emplacement d’un lieu à visiter et chacune avait nécessité des heures d’enquête et de croisements d’informations, car les urbexeurs[2] ne partageaient pas facilement leurs spots et il était difficile de découvrir les plus beaux.

Emilie sentit la petite braise dans le coin de sa tête lâcher un crépitement d’envie. Elle ne se souvenait pas de tous les endroits qu’elle avait marqués, mais elle avait pris des notes dans un carnet. Restait à remettre la main dessus.

Après avoir retourné le contenu de plusieurs tiroirs sans succès, elle décida d’activer la vue « satellite » du plan, ce qui lui permit d’avoir un meilleur aperçu des lieux indiqués et d’éliminer ceux qu’elle se souvenait avoir exploré. Soudain, telle une étincelle de génie, elle revit en mémoire l’endroit où se trouvait son fameux carnet et fonça extirper son sac à dos du fond d’un placard et l’en sortit, écorné et froissé, mais la liste était bien dedans.

Chaque fois qu’elle se projetait dans une de ces aventures exploratrices, son cœur battait la chamade, comme si elle se lançait à la conquête d’un trésor. Et c’était bien de cela qu’il s’agissait car les photographies qu’elle en ramenait étaient comme tel à ses yeux. Elles montraient non seulement l’aspect physique du lieu, mais elle pouvait se souvenir de chaque émotion qui l’avait traversée au moment où elle avait effectué la prise de vue. Un coin d’ombre lui avait-il évoqué une crainte, une angoisse ? La photo le lui murmurait du plus profond de son grain. Une branche de lierre qui obstruait une fenêtre lui avait-elle rappelé la nature fragile et éphémère de notre civilisation, l’aspect sauvage de la végétation et que tout était amené à sombrer dans l’oubli ? L’image la ramenait à ces mêmes pensées à l’instant où elle posait les yeux dessus. Ces représentations délabrées, dénaturées, détruites, ruinées de ce qui fut un jour neuf, beau, moderne, vivant, habité étaient terriblement poétique et symbolique aux yeux d’Emilie. Elle relut ses notes, parcourut la liste, se replongea dans quelques photographies stockées sur son disque dur et elle fut décidée : elle allait se lancer dans une nouvelle exploration.

Elle se mit donc en quête de son appareil photo, dont elle retira la batterie qu’elle mit à charger et vérifia que la carte mémoire était bien en place dans son réceptacle. Elle contrôla aussi que celle-ci n’était pas pleine de photos anciennes. Elle trouva sa lampe frontale et vérifia qu’elle s’allumait toujours. Elle prépara ses baskets les plus robustes, qu’elle déposa sur le paillasson devant la porte. Elle se rendit jusqu’à son armoire d’où elle sortit un jean sombre et un pull en polaire noir : mieux valait se vêtir de couleurs foncées pour une telle expédition, histoire de n’être pas trop repérable, car il fallait bien garder en tête que ces intrusions se faisaient en territoire privé et étaient interdites par la loi, en plus d’être dangereuses. Elle remplit une bouteille d’eau qu’elle glissa dans son sac à dos, avec une barre de céréales et s’assit pour contempler ses préparatifs : elle avait hâte d’être au lendemain.

Le bâtiment qu’elle avait élu se situait à quelques dizaines de kilomètres seulement de chez elle. Elle ne se souvenait plus pourquoi elle ne s’y était jamais rendue, car il avait toujours été sur la liste des lieux les plus accessibles du fait de leur proximité géographique. Comme toujours, quand elle se lançait à l’assaut d’une nouvelle conquête, la question majeure demeurait : « Est-ce j’arriverais à pénétrer dans l’enceinte du lieu ? ». Ô combien frustrantes étaient ces expéditions qui se soldaient par un échec, soit parce que les lieux étaient grillagés de frais et que personne n’avait encore éventré un passage dans la clôture, soit que toutes les entrées du bâtiment avaient été murées, comme cela lui était arrivé lors de ses deux dernières visites d’usines abandonnées.

 

Le lendemain, Emilie se réveilla, s’habilla en hâte, inutile de passer par la douche si elle considérait qu’elle allait baigner dans un milieu poussiéreux, humide et moisi toute la journée, replaça la batterie chargée dans l’appareil photo, enfila ses baskets, attrapa son sac à dos et ses clefs de voiture et se mit en route. Le froid lui saisit les joues en passant la porte et son haleine faisait une petite buée au sortir de sa bouche. Bien, pensa-t-elle, cela va me mettre dans l’ambiance !

Pour continuer sur cette voie, elle décida d’écouter en route la musique de circonstance qu’elle se passait à chaque expédition : The vision Bleak, qui se décrivaient eux-mêmes comme un groupe horror metal .

 

« It was a chilly eve as fog rose from the tombs
and owls were howling proclaiming our doom.
Look and behold! Shadows walking,
The dead are calling.
This is the night of the living dead … [3]»

 

Elle ne put s’empêcher d’afficher un sourire malicieux qu’elle aperçut dans son rétroviseur quand elle enclencha la première. L’aventure pouvait commencer !

Le trajet se fit sans encombre, et, comme elle avait repéré les lieux au préalable, en visionnant sur des cartes détaillées les rues adjacentes et les coins où elle pourrait stationner sa voiture sans attirer l’attention, elle se retrouva rapidement et se gara sur le bas côté d’une petite route de campagne, à quelques centaines de mètres de son point de chute. Cela lui permettait aussi de considérer le voisinage, le passage sur la route et d’appréhender les lieux, son enceinte et de trouver une éventuelle entrée. L’endroit se trouvait en périphérie d’un petit village, aussi il n’y avait pas de maison directement à côté ou face à la grande propriété. Des conditions rêvées ! Songea Emilie.

Un grand mur longeait maintenant la route et délimitait la propriété. Il devait bien atteindre les trois mètres. Emilie le longea et se dit qu’elle allait en faire tout le tour, si nécessaire, jusqu’à trouver la faiblesse de cette trop haute forteresse pour l’escalade. Cela ne le fut pas, car, quelques dizaines de mètres plus loin, un grand portail anciennement noir –il gardait des traces de peinture- et globalement rouillé, était entrouvert et invitait le badaud à entrer. Emilie jeta un coup d’œil à droite, à gauche et devant l’absence totale de mouvements et de vie alentours, se glissa par la mince ouverture, non sans un petit gloussement de satisfaction : c’était presque trop facile !

De l’autre côté du portail c’était un enchevêtrement d’herbes hautes, de ronces, de branches, de feuilles mortes, qui lui arrivaient, par endroit, jusqu’aux hanches. Elle se fraya un chemin tant bien que mal, levant haut les genoux et les coudes, rabattant les ronces au sol avec le pied, écartant les branches avec les mains. La progression n’était pas facile, d’autant qu’elle ne savait pas bien dans quelle direction aller, car cette intense végétation lui bouchait la vue et elle ne voyait rien à plus de dix mètres devant : des arbres avaient poussé n’importe où, il y avait là de petits sapins, d’innombrables arbustes, des buissons, des fougères. Pour autant, après les chaotiques vingt premiers mètres, se dessinait comme une allée dans cette jungle de buis, de thuyas, de châtaigniers et d’allez savoir quoi d’autre, ou plutôt ce qu’il en restait : de grands arbres, plus massifs et bien plus hauts, qui devaient être plus que centenaires, la bordaient. Emilie s’avança et se planta au milieu de l’allée fantôme. Elle était simplement recouverte d’herbe et de fougères et rendait la progression plus aisée. Plus loin, au fond, Elle devinait un bâtiment et elle en fit immédiatement son point de chute, un sourire vainqueur accroché à la bouche. Une certaine excitation montait en elle, son goût pour l’aventure était tout en éveil et l’adrénaline commença son ascension vers les sommets délicieux que l’on atteint quand on joue avec les interdits et que nous lèchent les flammes du feu de la découverte. Tout était silencieux, à l’exception du craquement de ses pas dans les feuilles mortes et les branches qui jonchaient le sol. Quelques rares moineaux s’envolaient à son approche, mais ils étaient étrangement muets. Emilie arriva à proximité de la grande bâtisse toute enrobée de mystères.

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En levant les yeux elle pu voir que c’était une construction d’un style architectural fin XIXème, une grande maison bourgeoise qui avait dû connaître ses heures de magnificence et de majesté. Les murs extérieurs étaient recouverts d’un crépi rose et de grandes fenêtres venaient ponctuer les deux étages de leurs ouvertures rectangulaires. Les fenêtres n’étaient plus toutes équipées de leurs carreaux et des volets blancs étaient parfois fermés, ou entrouverts et laissaient apercevoir un intérieur sombre, ténébreux. Un haut toit pointu couronnait le tout et les bords de celui-ci étaient ceints d’une frise en bois sculpté comme de la dentelle. Le faîtage du toit était également ouvragé d’ornements de plomb et plusieurs cheminées s’élevaient haut dans le brouillard qui s’abattait inexorablement sur le paysage. Enfin, deux lucarnes jacobines habillaient la pente de la couverture d’ardoises bleues.

Une porte massive, qui surmontait quelques marches et qui était entourée d’une structure en fer forgé terminée par une marquise de verre en son sommet, devait être l’entrée principale du logis, déduisit Emilie. L’auvent de verre, dont les montants de métal étaient empâtés de rouille, formait les pétales d’une fleur d’un autre temps. Cette entrée était obstruée par la végétation et la porte semblait avoir été fermée pour la dernière fois des décennies en arrière. Emilie se mit en devoir de contourner le bâtiment afin de trouver une autre issue vers l’intérieur. Ce faisant, elle s’essaya à imaginer l’allure de la maison à ses heures glorieuses. En jetant des regards autour d’elle, elle crut voir qu’un autre bâtiment se dressait un peu plus loin. Le parc semblait immense. Elle passa le pignon de la maison et aperçut à quelques mètres un petit escalier qui descendaient sur une porte grande ouverte et encombrée par du mobilier qui avait été traîné dehors, désossé, et, abandonné là, avait pris l’humidité, pourri ou rouillé. Emilie enjamba ce qui ressemblait à des restes de machine à laver et des morceaux de carton d’électroménager, décolorés et recouverts d’écritures calligraphiés à la manière des années 50 et déboucha dans ce qui était, à une époque révolue, la cuisine.

Les murs étaient recouverts de faïence ornée de motifs floraux bleus. Une grosse cuisinière en fonte émaillée de blanc et piquée de rouille, dont certaines portes étaient ouvertes, croulait sous les ustensiles ménagers qui avaient été jetés partout à travers la pièce et dont le sol était également jonché. Emilie marchait littéralement sur des portes de placard, des cartons, des couverts tordus, qui craquaient sous son poids. Elle faisait attention de ne pas glisser, le tout ayant pris l’eau. Une table de cuisine, au plateau gonflé d’humidité dont le formica bleu était décollé et cassé dans les coins, avait été déplacée et posée devant l’encadrement de la porte qui donnait sur un vestibule, posée en équilibre sur des détritus. La cuisine, dont les volets étaient ouverts, était assez bien éclairée, mais la pièce suivante était plongée dans les ténèbres et Emilie décida de s’équiper de sa lampe frontale. Elle était au comble de la griserie devant la promesse de l’exploration qui l’attendait.

Emilie attrapa la table à deux mains, la poussa sur le côté pour s’ouvrir le passage et posa les pieds sur le carrelage orné de rosaces du hall. Sur sa droite, un escalier, encore couvert de son tapis à motifs orientaux maintenu sur chaque marche par des baguettes dorées et ouvragées aux extrémités en forme de végétaux, grimpait vers l’étage ; tout au fond, devant elle, un massif rideau de fer était abaissé et devait protéger la demeure des intrusions par la porte d’entrée devant laquelle elle était passée dehors. Sur sa gauche s’ouvrait une petite pièce et c’est par ici qu’elle décida de commencer sa visite. Le rai de lumière de sa lampe frontale éclairait chaque direction dans laquelle elle tournait la tête et le rond lumineux ainsi formé lui permit de découvrir, au milieu de la pièce, un vieux radiateur à bain d’huile, un massif poêle en émail dans un coin, des moulures tombées au sol, une cheminée décrépie, un fauteuil capitonné de velours rouge dont l’assise était éventrée. Des portes de placard s’ouvraient sur chaque côté de la petite pièce et tout leur contenu avait été répandu sur le sol.

Source : https://www.flickr.com/photos/nomnomburgerz/7002416325

Emilie continua par une grande porte à double battant et déboucha dans une pièce mieux éclairée qui devait être le grand salon : il y avait au milieu de la pièce une longue table en bois, massive, aux pieds sculptés en colonnes torsadées reliés par une structure transversale ornée de trilobes et accompagnée de ses six chaises, quelques fauteuils dont un bleu de Prusse et or qu’elle trouva superbe, une banquette qui ressemblait à deux fauteuils qu’on aurait reliés en leur milieu par une assise pour une troisième personne et du même velours rouge que celui de la pièce précédente, une petite bibliothèque à fronton, un vaisselier de bois sculpté, quelques photos et diplômes encadrées encore accrochés aux murs et même un piano mécanique qui semblait attendre, avec sa partition ouverte sur son pupitre, que quelqu’un s’y installe pour en jouer. Une autre porte à double battant, jumelle de la première, s’ouvrait sur une autre petite pièce qui rejoignait également le vestibule d’entrée. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer le froid automnal et faisaient se gonfler les longs rideaux de voile blanc encore en place comme s’ils avaient été animés d’une vie fantomatique. Sous le piano, un tapis d’orient recouvrait un carrelage à motifs colorés de bleu-gris, ocre et rouge profond. Les murs étaient revêtus d’un lambris d’appui et, plus haut, d’une tapisserie dans le même bleu-gris que celui du carrelage et encadrée de boiseries ; le plafond était peint de motifs géométriques bleus, avec, à intervalles réguliers, des dauphins stylisés, des feuilles de palmes et d’autres motifs végétaux.

L’exploratrice resta émerveillée au milieu de la pièce, ses yeux passant d’un élément à l’autre, évaluant la splendeur passée, la richesse évanouie, l’histoire perdue de ce lieu extraordinaire. Elle tentait d’imaginer la vie au milieu de ces mêmes objets et se demandait ce qu’avait pu être le quotidien des résidents d’une telle demeure, il y avait cent, soixante, ou quarante ans ? Qui avait donc pu laisser ce lieu à l’abandon ? Un immense sentiment de gâchis l’envahit et une certaine tristesse s’empara de ses pensées.

Elle quitta le salon, repassa par la petite pièce et s’engagea dans l’escalier qu’éclairaient deux fenêtres superposées. Un premier étage s’ouvrait sur un long couloir à moquette rouge qui desservait plusieurs portes. Là elle visita une grande salle de bain toute décorée de faïence blanche que barraient la plinthe de carreaux vert bouteille et une frise assortie à mi-mur. Elle était munie d’une baignoire ovale, d’un bidet cassé et d’une cheminée en marbre. Un miroir ébréché surplombait le lavabo et un autre habillait une porte de placard encastré dans le mur. Elle trouva aussi plusieurs cabinets de toilette équipés d’un gros radiateur en fonte, deux autres salle de bain plus petites et des chambres aux tapisseries rayées de bleu ou fleuries, plongées dans une quasi obscurité, la lumière n’y filtrant qu’au travers des fentes des volets de métal demeurés fermés. Les lits, certains à barreaux de zinc, d’autres à montants de bois sculpté, étaient encore garnis de draps et d’édredons, semblant attendre le retour de leur occupant. Elle visita un dernier réduit constellé de placards et de tiroirs débordants de tissus, puis monta au dernier étage. Là, elle fut attirée dans un renfoncement par la luminosité qui y contrastait avec l’ambiance obscure où elle s’était trouvée plongée à l’étage du dessous. Elle s’engagea par le passage étroit, et, bouche bée, se retrouva dans une magnifique bibliothèque qui lui coupa le souffle.

source : http://www.underground-worlds.com/le-manoir-au-piano/

Remarquable travail de menuisier, les éléments en avaient été construits sur mesure et recouvraient tous les murs de la petite pièce : des dizaines d’étagère s’alignaient dans des alcôves équipées de portes décorées de vitraux, toutes ouvertes sur des piles de livres moisis. Sous les étagères, des tiroirs et des portes de placard de bois clair. Un bureau assorti, massif, faisait face à l’entrée et des centaines de livres recouvraient les étagères et le sol. Son impression de gâchis s’en trouva démultipliée. Tout ce précieux savoir perdu, déchiré, souillé, moisi, lui donna le tournis.

Elle s’accroupit pour retourner la couverture d’un gros livre bleu au titre d’Exposition Coloniale Internationale de Paris, 1931, mais celle-ci se détacha du reste du livre et lui resta dans les mains. Ses yeux tombèrent sur un petit carton encollé d’un papier blanc où une main avait écrit à la plume Prosper Bauval, Alcool et Levure. Elle allait s’en saisir quand un bruit la fit sursauter. Elle se releva précipitamment en se retournant vers l’entrée de la petite pièce, ayant eu l’impression que cela venait de derrière elle. Elle n’aurait su décrire si cela avait plutôt été un coup ou un simple craquement du bois de la vieille bâtisse, mais son cœur se mit à battre plus vite et plus fort. Elle s’avança sans bruit vers le palier et passa la tête par la porte, mais ne vit rien. Elle décida de continuer son exploration. Elle prit à gauche et déboucha dans ce qui devait être un grenier ou une remise et qui se trouvait directement sous le toit qui formait une impressionnante voûte entièrement lambrissée. Un grand meuble plein de tiroirs se tenait là et tout un tas de bazar en désordre. Elle revint sur ses pas et eut le sentiment que quelqu’un la regardait ; elle se retourna, tendit l’oreille, jeta un œil dans la bibliothèque, se raisonna et redescendit l’escalier.

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Elle sortit son appareil photo et commença à prendre quelques clichés. Dans le salon d’abord. Elle eut le sentiment d’entendre encore quelques bruits, de temps à autres, à l’étage du dessus, mais n’y prêtait pas vraiment attention : une maison c’est comme un être vivant, ça vibre, ça résonne, ça craque, en clair, ça fait du bruit. Mais, sans vraiment avoir pris conscience que son angoisse montait, elle  commençait à se sentir comme oppressée et avait l’impression récurrente d’être observée ; mais, chaque fois qu’elle se retournait, elle ne trouvait que les meubles dans son dos.  Lui vint ensuite le sentiment de n’être pas la bienvenue, que quelqu’un, ou quelque chose, voulait la voir partir. Elle se disait que tout cela n’était qu’autosuggestion, qu’elle avait eu peur quand elle avait sursauté et que maintenant ses émotions étaient aux aguets. Puis elle se mit à éviter les pièces les plus sombres et repassa en vitesse le premier étage plongé dans l’obscurité et où elle ne se sentit plus aussi à l’aise. Elle trouva, car la pièce lui avait fait forte impression, le courage de remonter jusqu’à la bibliothèque, mais n’y resta pas longtemps, et, comme poussée dehors, finit par redescendre et se retrouver à l’extérieur. Mais, même dans le jardin, la désagréable impression de n’être pas seule persistait et elle n’osa pas lever les yeux vers les fenêtres : elle avait la sensation qu’elle y trouverait un visage la fixant avec colère et qui allait lui ordonner de quitter la propriété sur le champ, qu’elle n’avait rien à faire ici. C’était bien la première fois qu’elle ressentait ce genre de chose.

Il faisait froid et le brouillard était bien plus épais désormais : il rendait l’atmosphère lourde, étouffante, gommait les contours des arbres les plus proches, estompait complètement les plus éloignés, n’en laissant apparaître que le tronc et les branches les plus épaisses et tout le reste du monde disparaissait dans ses volutes vaporeuses. Le silence qui régnait dans le parc se faisait maintenant lugubre. L’atmosphère n’était pas accueillante et elle n’arrivait pas à se défaire des appréhensions dont elle s’était laissé envahir. Elle jeta un œil dans la direction de l’autre bâtiment aperçut plus tôt, mais le brouillard était trop épais à présent et elle se découragea. Je pourrais toujours revenir un jour où il fera beau, avec ce temps c’est raté pour les prises de vue en extérieur, se dit-elle. Et puis, je n’ai plus très envie de poursuivre.

Emilie rebroussa donc chemin à travers les ronces et les herbes folles et se retrouva vite de l’autre côté du grand portail. L’éloignement aidant, l’oppression de ses sentiments avait fortement réduit et elle était à deux doigts d’y retourner, attirée comme un aimant par l’expectative d’en découvrir plus. Une telle curiosité l’animait qu’elle se sentait à nouveau capable de faire face à une montée d’adrénaline ou à la sensation d’être observée ; mais elle entendit son ventre gargouiller et se rendit compte qu’elle avait une faim de loup. Elle consulta l’heure et constata avec surprise qu’elle avait passé près de quatre heures sur les lieux ! A 14h30, normal d’avoir faim, se dit-elle et elle se souvint de la barre de céréales qu’elle transportait dans son sac à dos.

Je reviendrais et cette fois, je prendrais mon trépied. Résolut-elle.

Il se mit à pleuvoir et Emilie rejoignit sa voiture au pas de course. Elle était encore toute étourdie par son périple et la beauté fanée du lieu, le resplendissement révolu de chaque élément de décoration, de chaque objet enfermé dans l’écrin ruiné de ce manoir. Cela la dépassait qu’on puisse laisser un tel bâtiment à l’abandon et à la voracité charognarde des pilleurs et des vandales. Elle avait hâte de rentrer et de regarder ses clichés, tranquillement installée devant son pc, le chauffage à fond et emmitouflée dans son gros pull de laine de cocooning. Elle gardait tout de même un petit étonnement mêlé de surprise de s’être laissé envahir par des idées comme celle de se sentir épiée, repoussée par quelque chose qui ne la voulait pas sur les lieux. Sans être complètement hermétiques à ce genre d’idées, c’était la première fois qu’elle en faisait l’expérience.

Emilie rentra et grignota quelques restes de fromage, son met favori, devant sa petite fenêtre qui ouvrait sur le monde : son ordinateur. Elle y « googla » Prosper Bauval. Elle trouva « Industriel et homme politique français né le 8 mars 1846 à Méry sur Oise (Val d’Oise) et décédé le 28 décembre 1930 à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Propriétaire d’une sucrerie-distillerie de betterave. Député de Seine et Oise de 1902 à 1906 ». Une photographie d’un vieil homme en redingote et cravate noires, chauve et à la moustache épaisse et blanche accompagnait la description. « Bonjour, M. Bauval » prononça Emilie à voix haute. Puis elle s’attaqua à un nouveau morceau de beaufort.

Elle eut beau chercher, elle ne trouva rien d’autre sur le bonhomme. Elle tomba, après quelques heures d’investigation mêlées de déambulations hors sujet, sur un petit article dans un journal local se désolant de l’état d’abandon dans lequel se trouvait le manoir, décrit comme un trésor du patrimoine régional. « La propriétaire résiderait à Paris et aurait volontairement laissé les lieux se dégrader », d’après le journaliste. Étrange, se dit Emilie.

Soudain, elle se souvint de son appareil photo. Elle se jeta sur le sac à dos qu’elle avait négligemment laissé tomber près de la porte d’entrée et en sortit le petit appareil. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la carte mémoire fut insérée dans le lecteur de son ordinateur.

Elle passa en revue les images, s’arrêtant ici ou là pour noter les zones surexposées ou qui auraient, au contraire, mérité un peu plus de temps d’exposition ; elle jugeait la pertinence des cadrages, fit un tri des photos qu’elle trouvait les plus réussies, supprima les clichés ratés, nota mentalement les prises de vue qu’elle aurait pu ou dû réaliser, celle qu’elle voulait refaire, en modifiant tel ou tel réglage et se promit de se rattraper lors de sa prochaine visite. Elle effectuait un second visionnage quand elle nota une anomalie sur une photographie de l’escalier. Une tache blanchâtre semblait se détacher du fond sombre en haut des marches, près de la fenêtre. C’était diffus, translucide, sans contours net, sans forme. Emilie regarda l’image avec attention, puis se dit que cela pouvait très bien être un reflet dû à la proximité de la fenêtre et qu’un rayon de lumière avait pu frapper la lentille et donner cette tâche plus claire dans le coin de l’image. Elle passa à la photo suivante, ne voulant pas y voir quelque chose de particulier, mais quelques images plus loin, elle crut reconnaître le même genre d’anomalie. Cette fois, cela lui sauta aux yeux d’emblée, il n’y avait pas de fenêtre qui faisait face à l’objectif. Emilie agrandit la photo et zooma sur la forme allongée. Elle semblait en mouvement, comme si une large source lumineuse avait tracé un trait vers le haut. Le reste de l’image était nette, ce n’était donc pas elle qui avait bougé au moment de la prise de vue. Elle reconnut l’endroit : juste devant l’entrée de la bibliothèque. Là où avait retentit le bruit qui l’avait fait sursauter. Là où elle s’était sentie observée la première fois. Là où elle avait subitement été prise de l’envie de sortir de la bâtisse. Un frisson lui parcourut l’échine malgré son gros pull et le chauffage poussé à fond. Merde ! Pensa-t-elle. Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose là bas ? Ses appréhensions lui revinrent en tête. Quelque chose m’a peut être vraiment épiée et fait comprendre que je n’étais pas la bienvenue… Se dit Emilie. Elle se retourna soudain à un bruit derrière elle, mais ce n’était que son chat qui avait poussé la porte pour la regarder d’un air de reproche. Sa gamelle devait être vide. « Oui Marron, je vais te donner à manger ! » lui adressa-t-elle en riant de son propre sursaut. Un dernier coup d’œil à son écran lui donna malgré tout un relent de chair de poule et elle ferma le dossier de photos.

Elle alluma la télévision pour se sentir moins seule, la regarda un peu, d’un œil, tout en vaquant à des occupations très terre à terre comme la vaisselle ou le lave-linge. Plus tard, elle la laissa tourner tout le temps de se cuisiner une soupe de légumes pour son repas du soir. Le silence était trop empli de petits bruits qui lui semblaient suspects. Ses sens étaient hérissés, à l’affût d’un craquement, d’un souffle dans sa nuque, d’un grincement de porte : tout à coup, tout était emprunt de surnaturel. Elle essayait de se raisonner, ne voulait pas se laisser envahir, mais les minutes qui passaient ne mettaient aucune distance entre elle et ses appréhensions, bien au contraire, c’est comme si chaque seconde qui passait leur permettaient d’avoir plus d’emprise et de resserrer leurs longs doigts froid autour d’elle.  Ah je voulais de l’aventure ! Se sermonna t-elle. Ben en voilà de l’aventure ! Elle prit une douche rapide, le rideau de douche ouvert et tant pis pour les éclaboussures, elle redoutait trop ce qui pouvait se passer derrière la toile qui la rendait aveugle au reste de la pièce et se mit au lit. Marron s’installa à ses pieds et elle tenta bien de le faire se coucher plus près de sa tête, mais celui-ci s’obstina à retourner entre ses jambes. Elle le surveillait du coin de l’œil, ouvrant une paupière à demi de temps en temps, les chats étant réputés pour sentir l’approche d’une entité surnaturelle. Elle n’y croyait qu’à moitié, mais là, seule dans le noir, à ce moment précis, elle aurait pu croire à n’importe quoi : elle était terrifiée.

 

Elle eut du mal à trouver le sommeil.

Elle croyait entendre des soupirs, des pas, un coup dans un meuble. Marron, lui, dormait du sommeil du gros matou qui était exceptionnellement invité à dormir avec sa maîtresse. De temps en temps il s’étirait langoureusement, ou serrait ses pattes avant croisées contre sa tête comme s’il s’étreignait dans un gros câlin auto satisfait. Elle finit bien par s’endormir, mais ne connut pas vraiment un repos tranquille : quelques angoisses avaient traîné de-ci de-là parmi ses songes. Elle ne se souvenait pas vraiment de quoi elle avait rêvé, mais elle n’en garda pas un bon souvenir. Le lendemain matin, elle se trouva bien bête de s’être laissé impressionner par deux petites taches blanches sur des photographies et se promit de ne plus y penser. C’était toujours plus facile, quand il faisait jour, mais après tout, se disait-elle, il ne s’était rien passé de toute la nuit, non ? Donc il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Elle se mit même à envisager une nouvelle visite au manoir, pour y terminer son exploration avortée.



[1] Urbex (contraction anglosaxonne d'exploration urbaine) est une pratique photographique (essentiellement mais pas seulement) qui consiste à pénétrer dans des friches industrielles et des bâtiments abandonnés comme des hôpitaux, des châteaux et diverses usines.

[2] Personne qui pratique l’urbex.

[3] C’était une froide veillée comme une brume s’élevait des tombes

Et les chouettes hululaient clamant notre damnation.

Regarde et vois ! Des ombres qui marchent ;

Les morts appellent.

C’est la nuit des morts-vivants…

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Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
  • Emilie, écrivain et amatrice d'urbex, visite un manoir abandonné qui la mènera dans une enquête sur un meurtre qui date de plus de cent ans. Quels secrets cachent les fantômes qui hantent la vieille demeure?
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