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Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
8 décembre 2016

III

Le vent et la pluie s’abattaient avec toute la violence et le désespoir de l’automne sur les vitres de la petite maison d’Emilie et celle-ci referma avec humeur un par un tous les onglets de son navigateur internet. Concentre-toi, concentre-toi bordel ! Se morigéna-t-elle. Elle s’était installée à son bureau ce matin-là avec la ferme intention de boucler le chapitre qu’elle avait commencé à rédiger voilà plus d’une semaine, mais s’était perdue en recherches aussi futiles qu’idiotes toute la journée, allant des tarifs d’un coach sportif à domicile, en sachant qu’elle détestait le sport et n’irait jamais se louer les services d’un inconnu en combinaison moulante pour l’obliger à faire des abdominaux, au visionnage de dizaines de photos d’actrices sur Pinterest ; visionnage qui l’avait laissée plus complexée que jamais. « Il faut perdre cette habitude de vous comparer aux autres » lui avait souvent répété sa psy quand elle la consultait encore. Eh bien, il fallait croire qu’elle le faisait toujours. Cela commençait invariablement par « Qu’est-ce qu’elle est belle sur cette photo ! » et puis à un moment, ça glissait dangereusement vers « j’aimerais tellement avoir cette allure, ce regard, cette bouche » et ça se terminait invariablement par « Je suis tellement quelconque… » C’était la faute de Cate Blanchett aussi et de Meryl Streep, de Catherine Deneuve, de Beth Ditto, de… de tellement d’autres encore ! Ces femmes dégageaient un tel charisme, Emilie n’aurait su dire si c’était leur aura ou leur intelligence qui les rendait belles, attirantes, ensorcelantes, sexy, désirables… Cela ne pouvait pas être seulement physique, c’était leur attitude, leur façon de se mouvoir… – oui parce qu’elle avait aussi regardé des interviews sur Youtube – Pour finir, elle ne savait plus comment se sentir bien dans ses pompes après avoir passé l’après-midi en compagnie de toutes ces femmes extraordinaire. Et puis c’est complètement con ce que je dis, ce que je peux me fatiguer ! conclut-elle agacée par ses propres divagations, Allez hop ! Ca ne sert à rien de te lamenter devant ces icônes retouchées, fermes moi tout ça ! S’était-elle commandé.

Elle avait ainsi passé les trois quarts de la journée à s’auto flageller de la sorte avec tout un tas d’idées qui l’enfonçaient un peu plus dans la mélasse de ses complexes. Elle avait peut-être réussi à ajouter deux phrases à son chapitre, phrases qu’elle avait relues, corrigées, effacées, modifiées, réécrites une bonne douzaine de fois chacune. Non, l’inspiration n’était pas là.  Elle était bien bête de s’entêter car elle se fatiguait pour rien et cela finissait par lui taper sur les nerfs. Elle n’était même plus sûre d’avoir bien choisi son sujet.  Les années 80 étaient à la mode depuis tellement longtemps, elles avaient été tellement épluchées et disséquées dans tous les sens qu’elles étaient usées, vidées de leur substance. Il lui semblait qu’elle n’en tirerait rien qu’un cliché de plus parmi les autres ; elle songea qu’elle aurait dû situer son histoire à une époque différente.

Comme elles le faisaient souvent, ses pensées dérivèrent vers autre chose et Emilie repensa au manoir abandonné qu’elle avait visité quelques jours plus tôt.  D’ailleurs, c’était arrivé plusieurs fois depuis son exploration. Régulièrement, elle avait comme des flashs de sa visite, des images mentales qui s’imposaient d’elles-mêmes. Ce n’était pas forcément déclenché par quelque chose, cela lui venait comme ça. Ca devait être un luxe terrible d’habiter là dedans ! Se dit-elle. Et à cette époque, les toilettes des femmes, c’était autre chose qu’aujourd’hui ! Évidemment, lui revint également le souvenir des sensations étranges qui l’avaient saisie sur place et des deux taches blanches sur ses photos… Tiens, oui, les photos… Elle ne les avait plus regardées depuis ce jour-là … Foutu pour foutu, elle se dit qu’elle n’écrirait rien de bon aujourd’hui de toute manière, sauvegarda son fichier et referma son logiciel de traitement de texte. Elle cliqua ensuite sur l’emplacement de la carte mémoire pour visionner une nouvelle fois ses prises de vues. Tiens, l’emplacement est vide… Elle jeta un œil sur la tour de son ordinateur, mais la fente qui avait accueilli la carte mémoire était vacante. Je pensais l’y avoir laissée, pourtant… Bon, où est-ce que je l’ai mise? Emilie alla chercher son appareil photo, se dit qu’elle l’avait peut-être repositionnée dedans. Mais rien. C’est pas normal, ça. Elle retourna à son ordinateur, en déplaça la tour, regarda dessous, puis étendit ses recherches à tout le bureau, souleva le tapis en coco et dû pour cela faire rouler la chaise de bureau de l’autre côté de la pièce, tira le caisson mobile, fit tomber son disque dur externe et la multiprise, râla après sa maladresse et se cogna le petit orteil dans le pied du bureau ce qui lui tira un petit couinement ;  tout se maudissant intérieurement  elle inspecta la chaise de bureau dans ses moindre replis, regarda sous le tapis de souris, dans le petit panier où elle rangeait ses crayons et les bricoles qui traînaient, mais nulle part il n’y avait de trace de la carte mémoire. « Ok, donc aujourd’hui c’est pas ma journée ! » Finit-elle par exploser à voix haute. « Bon, puisque je n’arrive à rien, je vais m’affaler devant la télé et ne plus rien entreprendre jusqu’à demain ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait et la journée se termina dans une humeur morose et devant des programmes qui n’encourageaient pas la réflexion. Elle garda cependant dans un coin de sa tête l’ombre du Manoir de Prosper, comme elle l’appelait et quand elle se mit au lit elle avait pris la décision d’y retourner sous peu. Quelque chose l’attirait là-bas. C’était étrange comme pensée, parce que sur place elle avait plutôt eu l’impression d’en être chassée par des sentiments désagréables, mais elle ne voulait pas rester sur le flou de ces impressions et avait besoin de trouver des réponses aux questions que cette exploration avait soulevées.

source : http://www.underground-worlds.com/le-manoir-au-piano/

Quelques  jours plus tard, donc, elle avait attendu que le temps soit moins humide, Emilie prépara de nouveau son sac à dos pour terminer son exploration. Comme elle n’avait toujours pas remis la main sur cette fichue carte mémoire, elle ne disposait que de son téléphone pour faire des photos. Si l’excitation était là, une certaine appréhension l’accompagnait, mais elle faisait de son mieux pour se raisonner et rationaliser au maximum. Cette fois-ci, elle  choisit de ne pas écouter son groupe horror metal de circonstance et se contenta de la radio, la simple et gentille radio si rassurante avec son babillage permanent qui vous ramenait  en quelques instants à l’extrême trivialité de l’existence en ce bas monde. Le trajet lui parut moins long que la première fois et elle gara sa voiture au même endroit. Les lieux étaient toujours déserts et la faune toujours si discrète : le silence y était aussi épais que le brouillard de la dernière fois. A l’approche de la maison, Emilie sentit l’oppression la gagner : de nouveau elle eut cette crainte de lever les yeux vers les fenêtres. Aussi se dirigea-t-elle directement vers le second bâtiment qu’elle n’avait qu’aperçu de loin la première fois. En chemin elle croisa un petit pont qui reliait deux rives d’un cours d’eau qui n’existait plus et dont le lit était rempli de feuilles mortes. Emilie s’y engagea, la main suivant balustrade en fer forgé qui dessinait des volutes régulières. Elle s’arrêta au milieu du pont et essaya d’imaginer le jardin à l’époque où il avait été entretenu. Cela devait être un endroit magnifique, songea-t-elle. En se retournant elle jeta un œil au manoir. De loin, elle s’en sentait davantage capable. Une volonté semblait en émaner, une force se faisait sentir, c’était diffus, peu clair mais elle percevait quelque chose. Elle se remit en route vers la dépendance. De taille imposante, elle aurait pu constituer une belle maison d’habitation pour une famille nombreuse, pensa Emilie, mais dans un style plus simple que la grande maison, remarqua-t-elle. Elle était composée d’une sorte de grande tour carrée chapeautée par un toit à quatre versants et percée de fenêtres sur trois de ses quatre faces ; elle comptait trois niveaux. Sa quatrième face se prolongeait en une sorte de longue galerie à deux étages également percée de six fenêtres sur chaque façade ; les combles semblaient aménagés puisque le toit était percé d’une grande verrière. Emilie dut lutter avec la porte pour l’ouvrir plus qu’elle ne l’était et pouvoir s’y faufiler ; elle déboucha dans une petite entrée très sombre. Une porte s’y ouvrait sur une grande pièce, toute en longueur, occupée en son centre par un meuble énorme encadré de deux colonnes qui soutenaient le plafond, entièrement composé de tiroirs. Des petits, des moyens, des grands, des minuscules, des fins, des étroits, il y en avait des dizaines. Qu’est-ce qu’on pouvait bien ranger là-dedans ? se demandait Emilie en le photographiant. Elle commençait, la curiosité aidant, à oublier ses craintes de manifestations fantomatiques.  Hormis ce meuble, le reste de l’espace était vide. Après avoir ouvert quelques tiroirs où elle ne trouva rien, Emilie revint sur ses pas : un escalier montait depuis le vestibule et elle comptait bien explorer l’étage.

source : http://thevastwasteland.eklablog.com/manoir-au-piano-gallery46644

Dans l’escalier, les murs et les marches étaient peints en noir. On n’y voyait rien du tout, de plus, il était assez étroit et irrégulier. Elle s’équipa de sa lampe frontale : il était inutile de tenter le diable en s’y aventurant à l’aveugle. Cet escalier donnait sur un couloir étriqué, tout noir, lui-aussi. A sa gauche elle découvrit un petit espace restreint muni d’un lavabo. Cette peinture noire qui recouvrait tout plongeait les lieux dans de drôles de ténèbres. Elle prit quelques photos au flash. De l’autre côté, une pièce aussi grande que celle du dessous, peinte toujours dans les mêmes tons. De grands rideaux, noirs eux aussi, pendaient encore aux fenêtres et des petits carrés de verre rouge enchâssés dans des cadres de bois masquaient encore certains carreaux des fenêtres; il y avait du bazar partout, au sol et sur la grande table qui se trouvait là. Elle prit encore quelques clichés et se désola de la piètre qualité des images avec si peu de lumière à sa disposition. Ah ! Si j’avais retrouvé cette fichue carte mémoire ! Où elle était passée demeurait un mystère et ce mystère ajouté au caractère décevant des images qu’elle rapporterait de cette visite la frustrait au plus haut point. En s’approchant, elle trouva des fioles en verre et de petits récipients en liège, cubiques et munis d’un bouchon minuscule lui aussi en liège. Comme ils étaient tachés de couleurs, Emilie supposa qu’ils devaient avoir contenu de l’encre, mais elle n’en était pas sûre, car n’avait jamais vu d’encrier semblables avant celà. Derrière la table, tout un mur était recouvert d’étagères. En fouinant dedans et en faisant attention de ne pas mettre les mains dans les toiles d’araignée, Emilie trouva quelque chose qui lui permit de comprendre où elle se trouvait : de petites boîtes en carton contenaient des plaques de verre, toutes de la même taille, et, pour celles qu’elle avait examinées, intactes et vierges. En reliant cet indice avec les carreaux rouges et amovibles sur les fenêtres, la petite pièce avec le lavabo et tous les murs peints en noir, elle comprit qu’elle se trouvait dans un atelier de photographie de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle : ces plaques de verres étaient des négatifs vierges [1]. D’ailleurs, l’une des boîtes avait encore son étiquette qui indiquait: Société Anonyme des Plaques et Papiers Photographiques A. LUMIÈRE & SES FILS Plaques sèches au gélatino bromure d’argent ORTHOCHROMATIQUE – GRAND PRIX 1889. Bouche bée, elle embrassa la grande salle du regard, n’en croyant pas ses yeux. Quelle merveille ! Cette propriété n’en finissait pas de l’étonner ! C’est extraordinaire ! Je pourrais peut être retrouver de vieux négatifs exposés ! Elle décida d’explorer le fond de la pièce et trébucha sur quelque chose. Trois baguettes en métal dépassaient  du tas de vieilleries abandonnées là. Elle en attrapa une et les trois autres vinrent avec : c’était un vieux trépied. Ouah ! Il est superbe ! Elle le reposa sur le sol et le photographia. Puis elle entreprit de visiter le dernier étage. Au moment de s’engager dans l’escalier, elle crut entendre quelque chose qui ressemblait à une voix. Elle se figea, l’oreille tendue, le cœur tambourinant dans sa poitrine.

« Lalalaaaalalalaaaaalalaaaaaa »

Quelqu’un avait fredonné. Elle en était sûre ! Son cœur se mit à battre tellement fort qu’elle crut qu’il allait jaillir hors de sa cage thoracique. Plus un seul de ses muscles ne bougeait ; elle était si crispée qu’elle aurait aussi bien pu s’être changée en statue de pierre. Elle n’osait plus rien faire, de peur faire un bruit, qu’on l’entende, qu’on la chasse. Et si c’était les flics ? Pensa-t-elle. Non, des policiers ne fredonneraient pas. Des squatters ? Des drogués ? Là elle se souvint de son voyage à Berlin, lors duquel elle avait visité plusieurs lieux abandonnés très impressionnants, dont un opéra et un hôpital pour enfants, qui étaient des lieux bien connus du public ; elle y avait croisé de nombreux visiteurs, qui, comme elle, aimaient venir rêver dans ces friches urbaines. Peut êtres que c’était des urbexeurs, tout comme elle ?

« hmmmhmmmhmm… hahaha ! »

Emilie sursauta. Cela venait de la grande pièce qu’elle venait de quitter. Soudain, elle repensa à des vidéos visionnées sur Youtube, où des chasseurs de fantômes partaient en quête de manifestations surnaturelles dans des lieux comme celui-ci. Ils utilisaient souvent des enregistreurs numériques pour documenter ce qu’ils appelaient des PVE[2]. Elle n’avait pas d’enregistreur numérique, mais son portable disposait d’une fonction dictaphone et elle se dit que cela ferait bien l’affaire. S’armant de tout le courage dont elle disposait, obligeant ses jambes à rester là où elles étaient quand elles auraient voulu décamper, elle extirpa avec difficulté son téléphone de la poche où elle l’avait glissé une minute auparavant. Ses tremblements incontrôlés l’obligèrent à s’y reprendre à plusieurs fois rien que pour déverrouiller l’écran. Ses mains étaient gelées, flasques et moites. C’était comme dans ces cauchemars où l’on devait composer un numéro de téléphone dans l’urgence, mais la panique nous faisait toujours appuyer au mauvais endroit et l’on n’arrivait jamais à appeler à l’aide ! « Voilà, enregistrer ! » Dit-elle à haute voix et comme cela lui donna l’impression de n’être pas toute seule et elle décida de continuer à se parler à voix haute. « Reste calme. Respire. PFFFFF… PFFFFFF…PFFFFFF Voilà, détends tes muscles, décrispe, voilà, c’est bien, PFFFF… PFFFFFF… »  Puis, s’adressant à la présence, d’une voix timide, peu assurée, à peine audible « Est-ce qu’il y a quelqu’un ?... » Là, elle réalisa que le fait d’attendre une réponse lui faisait encore plus peur que d’essayer d’ignorer les manifestations. Elle laissa passer encore quelques secondes et décida qu’elle devrait plutôt essayer d’être polie. « Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie. Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… » Elle se sentit un peu bête de parler dans le vide comme ça. Mais elle s’était exprimée plus fort, elle prenait confiance. N’entendant plus rien, elle revint sur ses pas sur deux ou trois mètres. « Vous êtes toujours là ? … Madame ? » Il lui avait semblé que c’était une voix de femme. Elle se concentra sur ses sensations, mais ne trouva nulle part en elle ce rejet qu’elle avait éprouvé dans la grande maison lors de sa première visite. Elle ne sentait rien d’hostile, au contraire, son rythme cardiaque s’était même calmé et son cœur battait un peu moins fort. Elle fit encore quelques pas dans la grande salle et il lui sembla percevoir une odeur différente. Quelque chose de frais, de … fleuri… Oui, ça sentait les fleurs… Ah ! Elle connaissait cette odeur ! Elle reniflait comme un chien qui aurait flairé une piste, « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !» Il n’y a rien dans tout ce tas de vieux déchets moisis qui puisse sentir aussi bon, ça doit venir d’ailleurs… Constata-t-elle.

En poursuivant la piste du parfum, Emilie passa devant une fenêtre et son regard fut attiré vers l’extérieur.  Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans le parc ! Voilà d’où venaient les fredonnements ! Avait-elle été bête ! Elle se cacha un peu derrière un bout de rideau qui pendait afin de regarder sans être vue. Merde, ils ont dû m’entendre quand je parlais aux fantômes ! Emilie cherchait des yeux si elle voyait quelqu’un d’autre là en bas, mais il n’y avait que la silhouette qui n’avait pas bougé. En y regardant de plus près, Emilie remarqua que quelque chose n’allait pas. Ses vêtements étaient bizarres. Bordel… Sa robe… ce chapeau… ce serait pas une ombrelle ce truc là ?... Bon sang ! Elle est tout droit sortie du XIXème cette bonne femme ! La silhouette qui lui avait tourné le dos jusque là pivota sur elle-même et sembla diriger son regard droit dans les yeux d’Emilie, cependant que celle-ci n’aurait su dire si la silhouette était même pourvue d’yeux ; Emilie se précipita derrière le rideau, paniquée, des gouttes de sueur froide perlaient à ses tempes. Putain, putain, putain… Est-ce que c’est vraiment en train d’arriver ? Après quelques secondes qui lui semblèrent immensément longues et avec une appréhension tendue au maximum, elle risqua de nouveau un œil en dehors de son rideau, tenant le bout de tissus devant le reste de son visage comme on se cache sous sa couette quand on est enfant et que l’on croit que cela nous protègera du monstre qui se terre sous notre lit, mais la femme avait disparu. Emilie avait maintenant parfaitement conscience de ce qu’elle venait de voir : cette femme n’était pas, ou devrait-elle dire plus, de ce monde…

Elle fit deux pas vers l’escalier, puis revint à la fenêtre pour  jeter de nouveau un œil en contrebas. « La vache ! Mais c’est dingue ! » S’écria-t-elle. Elle ne savait pas quoi faire, sortir, rester là… Les fantômes semblaient être partout ! Son adrénaline atteignait des sommets et elle se sentait toute étourdie. Elle se rendit compte qu’elle avait toujours son portable à la main, en train d’enregistrer tout ce qui se passait depuis plus de cinq minutes. Elle stoppa l’application, et, en tentant de maîtriser sa respiration, entreprit d’en écouter l’enregistrement. Il y avait beaucoup de bruit blanc, puis les pas d’Emilie sur le plancher,  puis « Est-ce qu’il y a quelqu’un ?... »suivi d’encore plus de bruit blanc et ensuite « Bonjour… Euh… Je... m’appelle Emilie… »Elle avait cru entendre quelque chose entre « Bonjour » et le « Euh », elle revint en arrière « Bonjour… - - - … Euh… » Oui, il y avait une voix ! Elle ne comprenait pas le mot mais il y avait bien quelque chose ! Emilie rit en même temps qu’elle était envahie d’un frisson. Elle en voulait plus et en même temps elle n’avait qu’une envie : mettre les voiles ! Mais non, elle ne pouvait pas encore partir. Elle n’était même pas là depuis une heure ! J’écouterais la suite à la maison, se dit-elle, pour le moment, je vais juste aller visiter la pièce au-dessus. Elle ne savait pas ce qui la poussait à rester malgré la peur qui raidissait ses muscles et rendait ses cuisses et son dos douloureux, voulait-elle se lancer des défis ? Comme quand on est gosse et qu’on se jette des « T’es pas cap ! » à la face.

Sans chercher la réponse elle remit son enregistreur en route et monta l’escalier avec mille précautions, l’oreille plus tendue que jamais. « Bon, euh, je monte au dernier étage » Prévint-elle quiconque l’entendait. « Je vais juste jeter un œil, je ne vais rien vous voler… » Maintenant que le contact avait été établi, autant tenir les entités présentes au courant de ses mouvements. L’escalier émit quelques grincements sinistres sous son poids. Elle avait envie de poser des questions aux esprits, mais n’osait pas encore. Une dernière grande salle  inondée de lumière issue de la grande verrière dans le toit s’étendait devant elle. Elle était richement carrelée d’un damier noir et blanc et au fond de la pièce, magistral, somptueux, trônait un véritable orgue d’église, qui, même sans ses tuyaux qui avaient tous disparus, gardait cette imposante magnificence qui aurait pu rendre Emilie religieuse sur le champ. Elle s’approcha respectueusement de l’énorme instrument et en caressa la surface. Ce manoir est décidément plein de surprisesM. Bauval devait être un excentrique ! pensa-t-elle. « C’est très beau, chez vous » Dit-elle à l’attention des esprits. « Vous devez avoir eu une vie extraordinaire » Emilie pivota pour admirer la pièce. Le coffrage du toit faisait comme une coque de bateau renversée au-dessus de sa tête. Un gros secrétaire en bois massif, dont Emilie se demanda comment il avait bien pu être monté jusqu’ici considérant l’étroitesse de l’escalier, prenait la poussière entre deux fenêtres. Et cet orgue ? Ils ont dû le monter directement sur place… Quelle découverte ! Emilie n’en finissait pas de s’émerveiller.

source : https://abandons.wordpress.com/2012/03/11/le-manoir-au-piano/

Elle se sentait pleine d’admiration, mais aussi de respect pour ce lieu et les âmes qui l’habitaient encore. Elle resta là quelques minutes, à s’imprégner de ce qui l’entourait, à essayer de s’y intégrer, de « devenir » l’atmosphère qui y régnait. Elle enregistrait toujours. Soudain, tout sembla couler en elle, facilement, comme si ses muscles avaient d’eux-mêmes relâché une étreinte qu’elle n’avait pas conscience d’avoir maintenue très serrée. « Vous êtes là ?... Je vous sens… » Les poils sur ses bras se dressèrent en chair de poule. L’odeur de fleurs revint aussi subtilement lui effleurer les narines. « C’est vous, ce parfum, hein ? Etes-vous la femme de Prosper ? De M. Bauval ?» Elle n’avait plus peur, il y avait comme une connexion qui avait été établie, elle ne pouvait pas vraiment mettre de mot sur ce qu’elle ressentait à ce moment-là, mais ses sensations étaient très concrètes, comme de sentir un objet dans le creux de sa main. « Pourquoi êtes-vous encore ici ? » Demanda-t-elle. « Avez-vous besoin… d’aide ? » En disant cela elle réalisa qu’elle s’engageait peut être dans quelque chose de dangereux. Il ne fallait pas encourager un attachement des esprits à sa personne et proposer son aide était le meilleur moyen de les y inviter, car ils étaient capables de vous suivre jusque chez vous et de faire de votre vie un enfer ! Elle avait vu des documentaires à ce sujet ! « Comment vous appelez-vous ? Je suis Emilie. Êtes-vous… morte ici ? Dans ce bâtiment ? » Après un instant profondément silencieux il y eut un grand bruit en bas, comme une porte qui claque. Emilie fut sortie de sa transe comme si elle avait reçu un seau d’eau dans la figure. Son estomac se serra et l’état de détente où elle s’était trouvée s’envola pour laisser place à une sensation désagréable ; l’atmosphère avait changé du tout au tout et Emilie sentit l’air devenir comme électrique, piquant, irritant. Sa crispation revint et elle n’arriva plus à formuler la moindre question : les mots lui restaient au fond de la gorge. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle, mais là où il lui avait semblé apercevoir mille trésors merveilleux et lire une histoire incroyable dans les ruines d’une bâtisse figée dans le temps une minute auparavant, elle ne vit plus que déchets, moisissures, poussière grise et décrépitude. La seule pensée qui lui venait était qu’elle voulait partir, maintenant et vite !

Elle prit la direction de l’escalier, et, au bout de trois ou quatre pas, se mit presque à courir, comme si quelque chose était après elle.  Elle descendit les escaliers en quatrième vitesse, deux marches à la fois, se cognant les épaules dans les murs étroits, ne sentant même pas si elle se faisait mal. Elle devait sortir de là, c’est tout ce qu’elle savait ! Elle arriva sur le palier du premier étage et s’engouffra dans l’escalier qui la mènerait au rez-de-chaussée, mais des gravats roulèrent sous ses pieds qui glissèrent et dévalèrent les marches plus vite que le reste de son corps. Par réflexe elle leva le bras qui tenait son téléphone et se rattrapa avec l’autre main, mais en tombant dessus de tout son poids, elle sentit une douleur aigue au niveau du poignet. Elle prit quelques secondes pour retrouver ses esprits et se releva en se disant qu’elle aurait une belle collection de bleus le lendemain, quand elle entendit un petit rire. Un rire de femme, un rire mesquin, mauvais. Cela venait de l’intérieur, il n’y avait pas de doute possible, elle l’avait entendu comme si la personne s’était tenue à quelques pas. Son estomac se serra un peu plus et elle reprit sa fuite. Avant de passer la porte, elle se retourna et déclara d’une voix forte « Je vous demande de ne pas me suivre ! »

Elle n’eut pas le cœur de chercher ce qui avait fait le bruit qui avait retenti dans tout le bâtiment et s’éloigna dans les broussailles. De loin elle jeta un œil à l’endroit où elle avait vu l’apparition depuis la fenêtre, mais il n’y avait plus rien depuis longtemps. La magie s’en était allée et ne demeurait qu’un sentiment de désolation mêlé de colère et de … haine ? Oui, elle ressentait des émotions négatives, mais ce n’étaient pas les siennes… Un résidu du temps jadis ? Que s’était-il passé ici ? Et d’abord, comment se faisait-il qu’elle ressente tout ça ?  Elle se souvint alors d’une séance chez sa psychologue « Je sens en vous des capacités » lui avait-elle annoncé des années plus tôt « Des capacités à communiquer avec l’au-delà » Oh, à l’époque, elle n’y avait pas fait attention, elle n’était pas venue la consulter pour cela. Mais, maintenant, ça lui revenait, et, elle n’avait pas voulu y croire, sans doute, mais ce qu’elle venait de vivre allait dans ce sens… Bon sang ! Emilie réalisait le caractère extraordinaire de ce qu’elle venait de vivre. Qui croira ça ? Elle porta les yeux sur son téléphone et en arrêta l’enregistrement. Elle avait hâte et en même temps, craignait d’écouter ce qu’il avait à révéler, celui-ci. Son poignet lui faisait vraiment mal et elle retourna à sa voiture, agacée de s’être mise en danger. Installée au volant du véhicule, elle mit un temps avant de mettre le moteur en route. Elle commençait déjà à douter de ce qu’elle croyait avoir vu. Comme quand on s’éveillait d’un rêve dont on ressentait encore les sensations qu’il avait imprégné en nous, mais dont les détails nous échappaient peu à peu jusqu’à en oublier l’intégralité alors qu’on  en tenait si fermement le souvenir quelques secondes auparavant.

source : https://abandons.wordpress.com/2012/03/11/le-manoir-au-piano/

 

Une fois chez elle, Emilie s’installa avec appréhension devant son ordinateur, son portable relié à la tour du PC par un câble USB pour y récupérer ses enregistrements. Une fois transférés sur le disque dur, Emilie brancha un casque audio pour mieux écouter ce qu’il y avait à y entendre et pressa play avec appréhension. Rapidement, elle arriva au « Bonjour… - - - … Euh… » qu’elle avait déjà écouté sur place. Elle repassa l’extrait plusieurs fois, mais ne parvint pas à savoir ce qui  y était dit. Peut-être même n’était-ce pas une voix, après tout, car plus elle l’écoutait et moins cela avait de sens. Cela pouvait être un souffle dans le micro, le frottement du téléphone contre ses vêtements, une dizaine de choses avait pu provoquer ce bruissement. Elle décida d’écouter la suite, il y aurait peut-être quelque chose de plus flagrant.  « Je ne souhaite pas vous déranger, ni vous faire de mal, je… viens en amie… » Elle ne détecta rien ici.  « Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

 « OH ! « Oui » ! Ca dit « OUI ! » Elle relut l’extrait :

 

« Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

C’était une voix de femme ! Elle ne s’était pas trompée ! « Oh ! OH ! » Des larmes lui montèrent dans les yeux. Alors il y avait bien quelque chose après … la mort !  Ses pensées allèrent immédiatement à son père. Pouvait-il la voir ? Est-ce qu’il se tenait près d’elle la nuit quand elle rêvait de lui ? Oh ! La voilà la quête personnelle qui se cachait derrière les questions auxquelles elle tenait tant à répondre ! Comment n’en n’avait-elle pas pris conscience plus tôt ?

 

« Vous êtes toujours là ? … Madame ?

 

-Oui … »

 

Elle se passa l’extrait jusqu’à le connaître par cœur, jusqu’à compter les secondes entre son dernier mot et la réponse, jusqu’à mémoriser l’intonation de la réponse, le timbre de la voix qui lui répondait, elle voulait graver littéralement ce « Oui » dans sa mémoire.

 

« Oui » ça existe ! « Oui » il y avait bien quelqu’un, « Oui » c’était réel, « Oui » son père était, lui aussi, quelque part dans l’univers et peut-être répondait-il lui aussi à quelqu’un qui lui posait des questions aussi idiotes que celles qu’elle avait posé elle-même chez Prosper. Elle  essuya ses larmes et décida d’écouter la suite. « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !»Il y avait peut être quelque chose ici. Emilie se repassa l’extrait et monta le volume. « Là ! Là ça sent ! Ah non, je l’ai perdu… Ici ! - - - Qu’est-ce c’est ? Bon sang je l’ai senti mille fois cette odeur !»

 

Oui ! Oui ! Ca dit quelque chose ! Emilie n’en croyait pas ses oreilles. Encore !

 

« je l’ai perdu… Ici !

 

- - -

 

-Qu’est-ce c’est ? »

 

Ah j’y suis presque ! S’impatientait Emilie.

 

« perdu… Ici !

 

–  - aime

 

-Qu’est-ce que c’est ? »

 

« Ca dit « aime » ! Oui c’est ça ! Encore une fois ! » Emilie était comme prise de folie devant son écran. Elle parlait toute seule, donnait de grandes claques sur son bureau, sur ses cuisses, cliquait frénétiquement sur sa souris pour relancer le même extrait dix, vingt fois d’affilée et avait dans le regard une détermination à faire pâlir d’envie n’importe qui s’élançant à la conquête d’un monde inconnu.

 

« Ici !

 

– Tu aimes ?

 

-Qu’est-ce que c’est ? »

 

« Tu aimes ? » Elle lui demandait si elle aimait son parfum ! « Tu aimes ? Hahaha ! C’est extraordinaire ! « Tu aimes ? »  Oui j’aime ! Oh bon Dieu ! Quelle folie ! C’est complètement dingue ! » Elle se leva et marcha en long et en large dans son petit bureau. « Oui » « Tu aimes ? » Répétait-elle pour elle-même, un sourire incrédule sur le visage. « Oui » « Tu aimes ? » Il fallait qu’elle écoute la suite. Elle se rassit et relança la lecture de l’enregistrement. Elle reconnut le moment où elle s’était cachée derrière le rideau, quand elle observait la femme dehors. Le tissu qui crissait contre le téléphone rendait cette partie de l’enregistrement inaudible, mais on entendait sa respiration en fond, profonde, lourde, rapide. Puis ses pas, elle marchait vite. Les pas s’arrêtaient, puis repartaient, elle était retournée près de la fenêtre  « La vache ! Mais c’est dingue ! » Il n’y avait que du bruit blanc entre ses propres paroles et le claquement de ses pas. « Bon, euh, je monte au dernier étage…  Je vais juste jeter un œil, je ne vais rien vous voler… Laisse-toi faire »

 

Une voix d’homme !

 

« jeter un œil, je ne vais rien vous voler… Laisse-toi faire » Ce ton sur lequel il disait ça « Laisse-toi faire » : un ton mielleux, vicieux, perver ! Est-ce que c’était à elle que cette voix s’adressait ? Ou est-ce que cela s’adressait à l’autre entité ? Cela ne répondait à aucune des questions qu’elle avait posées. Cela pouvait aussi juste être ce que l’on appelait de l’énergie résiduelle et se répéter en boucle à l’infini sans que rien ne provoque cette manifestation. Emilie n’en revenait pas du nombre de phénomènes qu’elle avait enregistrés. Et elle n’avait pas tout écouté ! Elle poursuivit. Elle s’entendit monter les escaliers, les marches grincer, le raclement de ses semelles sur le sol, les craquements des débris sous ses pas. Puis leur rythme s’accéléra : elle avançait vers l’orgue. « C’est très beau, chez vous… Vous devez avoir eu une vie extraordinaire… é—an—é … Vous êtes là ?...

 

« é—an—é »… « Encore cette voix de femme! « é—an—é » -Ah ! J’arrive pas à savoir ce qu’elle dit !

 

« é—an—é » Est-ce qu’elle disait « églantier » ? Est-ce que c’était le parfum qu’elle avait senti ? Ca sentait quoi l’églantier ? « é—an—é » Rien à faire, elle ne comprenait pas ce mot-là non plus. « Je vous sens… C’est vous, ce parfum, hein ? … Étiez-vous la femme de Prosper ? De M. Bauval ?... Pourquoi êtes-vous encore ici ? … Avez-vous besoin… d’aide ? « Comment vous appelez-vous ? Je suis Emilie. Êtes-vous… morte ici ?  - - Dans ce bâtiment ?»

 

« Là ! » Emilie en sauta sur son siège. Elle revint en arrière.

 

« morte ici ?  - vient Dans ce bâtiment ?» Elle cliqua à nouveau :

 

« morte ici ?  On vient ! Dans ce bâtiment ? … CLANG !»

 

Oui ! C’était là qu’avait retentit le gros bruit qui avait déclenché son attaque de panique à la suite de laquelle elle était tombée dans l’escalier ! « On vient ! » L’esprit avait tenté de la prévenir ! Quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre était entré et elle l’avait senti ! L’ambiance avait changé après cela, il y avait eu un truc dans l’air, comme de l’électricité statique, comme ces petits picotements sur sa peau quand elle retirait son sous-pull, gamine…

 

Elle se laissa tomber contre le dossier de son fauteuil, étourdie par tout ce qu’elle découvrait. Oh ! Est-ce que le rire que j’ai entendu a été enregistré ? Se souvint-elle. Elle relança la lecture, écouta sa course effrénée, ses pas lourds qui révélaient sa précipitation ; elle dérapait, courait encore, se cognait, puis un grand bruit : sa chute. Elle s’entendit gémir. Puis il y eut du mouvement, des bruits de petits cailloux raclés sous ses semelles : elle se relevait. Emilie tendait l’oreille comme jamais. Puis, il se fit entendre :

 

« Ha ha ha ! »

 

Le rire ! Elle l’avait ! Elle l’écouta une deuxième fois.

 

« Ha ha ha ! »

 

Comme il était méchant, ce rire. Odieux. Rien à voir avec la petite voix qui lui avait demandé « Tu aimes ? » Elle ne le passa pas davantage. Il lui faisait froid dans le dos, ce rire. Il lui rappela la sensation qui avait accompagné sa crise de panique. Cette électricité dans l’air, cette colère, cette haine… Elle décida de se repasser l’autre voix pour effacer le souvenir de ce rire cruel. Elle passa des heures ainsi, à décortiquer ses enregistrements, à en écouter les moindres soupirs, à revivre sa visite rien qu’avec ses oreilles, si bien que le casque finit par lui brûler la peau. Quand elle le retira, elle était en nage dessous.

 

Il était tard maintenant et la nuit était tombée. Elle était trop excitée pour ne serait-ce que songer à aller dormir. Mille émotions la traversaient. La peur, la surprise, la joie, le soulagement, toutes l’assaillaient en même temps et le peu de réponses qu’elle avait trouvées ce jour-là ne faisaient que soulever de nouvelles questions. Qui étaient ces gens ? Pourquoi hantaient-ils le manoir ? Quelle était cette odeur de fleurs qu’elle avait sentie ?  Et cette femme qui s’était montrée à elle était-elle celle du parfum ? Ou celle du rire venimeux ? Et l’homme, qui était-il ? Etait-ce Prosper ? Il y avait clairement trois voix distinctes sur ces enregistrements. Emilie ne pouvait croire que c’était la même femme qui lui avait dit le « Oui » et le « Tu aimes ? » et qui avait eut ce rire maussade. Non, ce n’était pas possible, d’autant que le rire de l’autre femme, elle l’avait aussi entendu, quand elle avait fredonné… Il était doux, c’était le rire d’une jeune fille quand l’autre lui évoquait une vieille sorcière… Elle aurait voulu avoir quelqu’un avec qui en parler, débriefer ces inimaginables manifestations paranormales, ces preuves incontestables d’une vie après la mort… Mais elle n’avait que peu d’amis et elle ne voyait pas lequel d’entre eux serait réceptif à ceci… Ce que c’était frustrant !

 

Tout à coup son poignet se rappela à sa mémoire quand elle prit appui sur l’accoudoir de son fauteuil. « Ouah ! J’avais oublié, ça fait mal ! » Elle le massa mais elle n’arrivait qu’à se faire plus mal encore. En cherchant dans son armoire à pharmacie, qui était en fait une boîte à chaussure, elle trouva une crème à l’arnica qu’elle appliqua généreusement sur son articulation, elle l’emballa ensuite dans un bandage bien serré et essaya de garder le bras immobile le reste de la soirée.

 

Après s’être mise au lit très tôt le lendemain matin, Emilie ouvrit les yeux dans la semi obscurité de sa chambre et s’adressa à celui dont l’absence la hantait depuis l’enfance : « Papa, Tu me manques. Mais je sais que d’où tu es tu veilles sur moi. Protège-moi, j’ai besoin de toi. Je t’aime. » Elle essuya une larme et s’endormit, rassurée par une présence dont elle ne doutait plus.

 

La douleur s’était accentuée pendant la nuit et Emilie dut se résoudre à aller chez un médecin dès le lendemain pour son poignet. Rien qu’à l’idée de pénétrer dans la salle d’attente d’un généraliste, pleine de malades et à l’espace saturé de microbes et de miasmes en tout genre, elle sentait l’angoisse, tapie au plus profond d’elle-même depuis des mois, refaire surface. Elle connaissait maintenant parfaitement l’enchaînement des symptômes par lesquels s’annonçait la crise d’angoisse, et c’est donc tout naturellement après avoir avalé un anxiolytique qu’elle prit sa voiture, grimaçant de douleur à chaque virage.

 

Suivant la loi des heureux hasards, son généraliste habituel ne consultait pas ce jour-là, aussi elle se rendit dans un cabinet qu’elle ne connaissait pas. À nouveau lieu, microbes inconnus, elle avala donc un second anxiolytique, dont elle avait toujours une plaquette sur elle.

 

Arrivée devant la porte, elle enveloppa son doigt dans un mouchoir en papier pour appuyer sur le bouton de l’interphone. Elle le replia ensuite soigneusement, prenant soin de bien mettre l’endroit « souillé » par le contact avec le bouton au plus profond des plis. Le mouchoir retrouva l’intérieur de  son emballage plastique puis fut glissé dans la poche réservée aux « mouchoirs de contact » dans le sac à main d’Emilie. En attendant qu’on lui déverrouille la porte à distance son regard se porta machinalement sur les plaques avec les noms des praticiens.

 

« ESTHER HOFFMANN, Psychologue » lut-elle.

 

Ca alors ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?

 

C’était son ancienne psy, qu’elle avait consultée quatre ans auparavant, dans une toute autre ville, à l’époque. Il ne pouvait pas y en avoir deux avec le même nom, prénom et fonction dans la région, c’était forcément elle.

 

La porte émit un déclic, elle la poussa et entra, encore sous le coup de la surprise. Elle hésita devant les sièges disponibles de la salle d’attente, imaginant les centaines de postérieurs qui l’y avaient précédée, et les choses plus ou moins dégoûtantes qui auraient pu s’en détacher pour attendre le prochain derrière et repartir vers de nouvelles aventures microbiennes ; elle finit par se décider à rester debout. Commença alors l’interminable et pénible espérance que l’attente ne dure pas des heures.

 

Emilie, comme la plupart des autres patients, se réfugia dans son téléphone portable. Si elle se concentrait sur autre chose que les éventuelles maladies qui traînaient dans cet espace confiné, pensa-t-elle, elle pourrait peut-être avoir le courage d’attendre de passer devant le médecin avant de prendre la fuite.

 

Que cette thérapie qui m’a ruinée pendant trois années m’aient au moins servi à quelque chose ! Se raisonna-t-elle.

 

La veille, elle avait été tellement absorbée par ses enregistrements qu’elle en avait presque oublié ses photos ! Comme elle s’en était doutée, la qualité n’était pas terrible, mais surtout du fait du manque de lumière car en extérieur les photos étaient de bonne facture. Elle balaya rapidement les quelques images et ne remarqua rien de similaire aux deux taches blanches capturées lors de sa première visite. Il y avait bien un ou deux orbes[3] sur les photos prises au flash, mais cela était probablement dû au reflet de la lumière sur des grains de poussière plutôt qu’à une quelconque manifestation surnaturelle. Toutefois, l’écran de son téléphone était petit et quelque chose pouvait lui échapper. Elle décida qu’un visionnage sur son ordinateur lui en apprendrait davantage plus tard. Et de toute façon, ses enregistrements sonores étaient des preuves tellement plus probantes qu’une simple tâche pâlichonne qu’on pouvait toujours interpréter comme un reflet !

 

Une porte s’ouvrit et un patient sortit. Emilie leva les yeux et rencontra immédiatement ceux de Mme Hoffmann. Elle se souvenait de ces yeux noisette qui l’avaient si souvent affrontée lors de joutes verbales où elle s’était parfois laissé aller jusqu’à dire clairement à la psychologue qu’elle l’emmerdait. Cela avait été vrai, par moments, mais elle avait surtout voulu la provoquer, se souvenait-elle. Il faut dire qu’elles avaient pratiquement le même âge et qu’Emilie avait souvent eu l’impression de rejoindre une copine pour discuter en lieu et place de ses séances. De ce fait, elle s’était probablement permis plus de choses que si sa thérapeute avait eu une bonne vingtaine d’années de plus qu’elle.

 

Les yeux noisette se plissèrent sous l’effet d’un sourire et Emilie ne put s’empêcher de leur sourire à son tour de toutes ses dents. Mme Hoffmann appela son patient suivant, le fit entrer et disparut dans son cabinet. C’était donc bien elle… « Je sens en vous des capacités à communiquer avec l’au-delà » Les paroles de la psychologue lui revinrent à nouveau. « Moi, j’y crois, à la vie après la mort » avait-elle ajouté. Elle ressentit ce besoin de parler des événements de la veille avec quelqu’un la titiller, comme si on voulait attirer son attention en lui pressant  l’épaule du bout du doigt sans s’arrêter jusqu’à ce qu’elle se retourne.

 

Et pourquoi je n’en parlerais pas à Mme Hoffmann ? Pensa-t-elle tout naturellement. Peut-être qu’elle en sait plus que moi sur le sujet et qu’elle pourra m’aider à maîtriser ce don, si réellement j’en ai un…

 

Elle réfléchissait à cela tout en continuant de regarder ses photos.

 

On appela son nom : c’était son tour pour le médecin.

 

Eh ben, c’était plutôt rapide en fait ! Se dit-elle surprise.

 

« Une petite entorse » diagnostiqua le médecin. « Vous allez porter une atèle pendant trois semaines et ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir ! »

 

Quelle plaie ! Pensa Emilie.

 

Elle ressortit du cabinet du médecin, et, arrivée devant la porte, se souvint de Mme Hoffmann. Elle réfléchit quelques secondes et se résolut : Oui, je vais attendre un peu et essayer de lui parler entre deux patients.

 

Elle revint sur ses pas et se posta près de la porte de la psychologue, sous les regards des autres personnes dans la salle d’attente, dont elle imagina qu’ils devaient râler intérieurement, se disant sûrement qu’elle avait oublié de demander quelque chose au généraliste et qu’elle allait passer une nouvelle fois avant eux. En estimant la durée de la séance de la psychologue à quarante cinq minutes, cela faisait bien une demi-heure qu’elle avait vu le patient précédent entrer, il ne lui restait donc plus qu’un quart d’heure à attendre.

 

Un quart d’heure supplémentaire d’exposition extrême au danger microbien, se dit-elle.

 

Parfois, en essayant de se raisonner, elle-même ne parvenait pas à comprendre comment elle pouvait évoluer aussi parfaitement à l’aise dans des lieux abandonnés, couverts de décennies de poussières et de moisissures, en proie à la rouille, la pourriture, aux déjections animales et allez savoir quoi encore, et se sentir autant au bord du gouffre dans une simple salle d’attente de médecin.

 

C’est plus lié à ma relation aux humains qu’aux microbes, déduisit-elle. Une fois que la nature a repris ses droits, sur un lieu, c’est comme un grand nettoyage, et toute souillure a disparu.

 

Elle et sa psy étaient revenues sur cette question à de multiples reprises. Emilie ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui l’effrayait tant chez l’autre.

 

Pour faire une nouvelle fois diversion quant à la dérive de ses pensées, elle entreprit de lire à distance les couvertures des magazines éparpillés sur la table basse. L’espace d’une seconde, elle imagina si fort les bactéries laissées par les doigts sales et englués de salive de chaque personne qui s’était saisie de chaque magazine, qu’elle les vit presque, comme dans l’animation d’une vidéo scientifique qui montrerait comment celles-ci se reproduisaient, se propageaient et avec quelle rapidité. Les bactéries avaient presque atteint le bout de ses chaussures quand la porte près d’elle s’ouvrit, l’extirpant de son cauchemar éveillée. Elle laissa le temps au patient de prendre congé, et, quand Mme Hoffmann se retourna, elle l’accosta « Bonjour Mme Hoffmann.

 

-Bonjour Mme Gaudi. Comment allez-vous ? »

 

Elle lui tendit une main qu’Emilie serra comme elle l’avait fait tant de fois six, cinq et quatre années auparavant. Elle ne put cependant s’empêcher de penser qu’elle venait de récupérer au passage tout le microcosme bactériologique de la main du patient précédent, mais les anxiolytiques avalés avant de venir lui permirent de passer assez vite à la raison de son attente.

 

« Je vais très bien, merci ! Auriez-vous par hasard une petite minute devant vous ? »

 

En disant cela elle sortit son gel hydro alcoolique  et en versa une noisette dans le creux de sa main. La psy n’en perdit pas une miette.

 

-Eh bien, fit la psychologue qui semblait étonnée de la requête, oui, je viens de finir avec ma dernière séance… Que se passe-t-il ?

 

-Pouvons-nous entrer ? »

Mme Hoffmann s’écarta de la porte pour toute réponse et Emilie entra dans le cabinet.

 



[1] Le négatif sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent est un procédé inventé au début des années 1870. Il supplante la technique au collodion dans les années 1880 grâce aux perfectionnements apportés par Louis Lumière. Très sensible à la lumière, sa pellicule nommée « étiquette bleue » présente d’autre part l’avantage de réaliser des prises de vue exigeant des poses relativement courtes ou de l’instantané (vitesse d’obturation de 1/60e de seconde).

[2] Phénomène de Voix Electronique. Il désigne la présence sur un enregistrement audio d'un message linguistique (généralement un seul mot ou une phrase très courte) de provenance inconnue, communément admise pour être le résultat d’une manifestation surnaturelle, distingué parmi le bruit blanc d'un enregistrement, mais inaudible à l’oreille au moment de son occurence.

[3] Traces circulaires pâles, inhomogènes et de taille diverses qui apparaissent parfois sur les photographies prises de nuit au flash. Une idée communément répandue dit que les orbes relèvent du paranormal et sont la manifestation d’entités surnaturelles.

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Commentaires
A
excellent steph!!!! j'adore!!
Le Manoir de Prosper - Roman feuilleton.
  • Emilie, écrivain et amatrice d'urbex, visite un manoir abandonné qui la mènera dans une enquête sur un meurtre qui date de plus de cent ans. Quels secrets cachent les fantômes qui hantent la vieille demeure?
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